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A propos d'un article d'Edgar Morin

https://lejournal.cnrs.fr/articles/edgar-morin-nous-devons-vivre-avec-lincertitude

Si la science comme savoir, est pris dans le débat d'idée, elle est aussi conceptualisation du monde, c'est même son coeur de métier si j'ose dire, c'est a dire qu'elle doit répondre de sa conceptualisation à travers des modélisations cohérentes (le medecin en cela, même s'il est éclairé par le biologiste est avant tout un thérapeute et se doit de guérir, indépendemment de la cohérence explicative de ce qu'il met en oeuvre). En plus d'être savoir et conceptualisation, elle est méthode, autrement dit éthique, façon bien à elle de ne pas se satisfaire à bon compte.

Le débat sur la chloroquine peut être analysé comme un débat entre médecins scientifiques et medecins thérapeutes, à travers un débat sur l'éthique (ou plutôt devrais-je dire, les codes) : d'un côté on parle de manque de rigueur dans la méthode, de l'autre on en appelle à l'éthique thérapeutique à travers le rappel du serment d'Hippocrate.

Ceci dit, et pour en rester au "debat d'idée", est-ce qu'on peut conceptuellement isoler dans le conflit sociologique à l'oeuvre dans le debat épistémologique, la lutte pour imposer ses idées de la lutte pour avoir des postes, des budgets et du pouvoir ? La chloroquine ne serait alors qu'un enjeu d'un côté pour damer le pion aux "parisiens", de l'autre pour exclure un marginal pas très académique.

Une autre facon de poser la question du bien fondé du recoupement des plans?

Bon c'est un peu schématique tout ça. Une façon comme une autre de lancer le forum ?

 

Excellente entrée en matière, Didier.

L'affaire demande une réflexion épistémologique rigoureuse et longue. Brièvement, et de manière superficielle, après avoir lu l'article de Morin, je pense que le conflit entre la recherche (donc la science) et la thérapeutique est malheureusement fort bien illustré par l'embrouille actuelle. En fait, la science vise à expliquer la nature (prise au sens le plus large : cosmos), telle est sa visée. Il est clair que Newton ne songeait pas à envoyer des hommes sur Mars en formulant la loi de la gravitation. C'est qu'il n'est de science que théorique et non de science "appliquée". Gagnepain avait fait cette remarque qu'une recherche se disant scientifique voulant se fixer un but pratique a toutes les chances de ne pas réussir à produire ce qu'on lui demande : des modèles explicatifs, expérimentalement vérifiables. Ce que l'on appelle science "appliquée" (celle qui se fait par exemple dans les laboratoires pharmaceutiques) est l'utilisation de certaines modélisations scientifiques dans des applications techniques. Nous ne sommes déjà plus au même niveau. Quant à la thérapeutique (ou à la technique de l'électricien, du mécanicien, du plombier..., c'est du même ordre), cela se situe encore à un autre niveau.

La thérapeutique se nourrit de savoirs scientifiques et de savoir-faire technique s'ajoutant à la relation purement sociologique de soin entre thérapeute et patient. C'est dire qu'elle ne fait pas du tableau Excel, des statistiques et des règles bureaucratiques l'alpha et l'oméga de l'action. Le Pr Raoult a raison de rappeler le serment d'Hippocrate : il importe avant tout de soigner et de guérir. Tester, isoler, soigner. Toute la bureaucratie scientiste n'est que littérature.

Cela précisé, il semble assez clair que s'est imposé idéologiquement un scientisme malencontreux. Il est des modèles officiellement "scientifiques" politiquement admis, même s'ils sont contestables, et il est interdit de les discuter. Ce n'est pas un phénomène nouveau, l'histoire politique des sciences fourmille d'exemples. De tels modèles doxiques servent évidemment des intérêts, d'abord dans une "lutte des places" au cours de laquelle des coteries se reproduisent de manière endogamique. Les mœurs universitaires illustrent cela à merveille, surtout dans la facultés de "sciences humaines". Ensuite, cette doxa scientifique sert d'excellent paravent à des castes politiques. Le politique s'abrite derrière "l'expert" (le comité scientifique), en se défaussant sur lui de sa responsabilité d'homme politique, qui est de prendre des décisions. C'est une manière de ne pas exercer le pouvoir que l'on a reçu en délégation : "d'accord, ce n'était pas une bonne directive, mais c'est la faute au conseil scientifique !". C'est d'une belle hypocrisie, et un aveu de faiblesse, que de se réfugier derrière un "comité scientifique" ou un "comité d'éthique" pour fuir à la fois la responsabilité et la culpabilité. Celui qui agit de cette sorte n'est pas digne de recevoir le pouvoir en délégation.

En fait, avec cet imbroglio autour de la chloroquine, nous avons bien un phénomène surdéterminé, ce qui n'est pas étonnant en matière anthropologique: au plan III la gestion politique d'une épidémie, au plan I la connaissance scientifique, au plan IV l'éthique.  Reste à savoir quel plan est l'infrastructure, lesquels sont incidents. C'est rendu encore plus complexe par le fait que les connaissances (I) sont transformées en savoirs par partage (III) et peuvent se figer en doxa (encore le III) et que l'éthique (IV) se transforme non pas, comme normalement, en hégétique mais bel et bien en prescription/proscription, autant dire qu'elle est soit mise entre parenthèses soit affirmée au titre de principe d'action.

J'expose tout cela en première réaction, il faudrait creuser davantage. Toutefois, je pense que c'est bien le plan III qui constitue l'infrastructure (pour reprendre une comparaison dans un domaine dont je m'occupe en ce moment : c'est l'onde porteuse) et le I et le IV sont des plans incidents (les ondes de modulation). À vérifier.

Oui tu as eu raison d'ajouter le plan technique. Le médicament est une "procédure" professionnelle (je ne sais pas trop quel vocable utiliser) (thérapeutique) sous-tendue par une technique.

Je prends le débat en marche en me situant au niveau de l'anthropologie des sciences plus généralement, le débat autour de la chloroquine étant un cas particulier. Ça fait un moment que je regrette que les médiationnistes ne se soient guère intéressés aux travaux de l'anthropologie des sciences, telle que l'a notamment développée Bruno Latour depuis la seconde moitié des années 1970, à quelques exceptions près: Dominique Boullier, principalement; moi-même, un peu moins; et aussi Jean-Claude Schotte, mais de façon très minimale dans son livre La raison éclatée. En dehors de cela, on a un peu l'impression que les dernières références de la TDM sur la science ce sont les épistémologues comme Bachelard ou Canguilhem. Or ces épistémologues étaient restés au fond des philosophes qui légiféraient à leur façon sur ce que devait être la science (c'est très net chez Bachelard qui était resté au fond le prof de physique et chimie qu'il avait été, traquant les erreurs chez ses élèves) plutôt qu'ils ne décrivaient la science telle qu'elle se fait, dans toutes ses dimensions. Il y avait bien en parallèle une première sociologie des sciences, celle de Robert K. Merton notamment, mais elle restait une sociologie des scientifiques, plutôt que de la science elle-même. Et elle n'a guère intéressé non plus la TDM. C'est avec la génération de Latour que les choses changent. Ils vont aller faire de l'observation de terrain dans les labos, comme d'autres allaient depuis longtemps dans les usines, chez les Nambikwara, etc. Le premier livre de Latour, La vie de laboratoire, date de 1979, c'est-à-dire de l'époque où Gagnepain rédigeait Du vouloir dire. Mais il ne semble pas en avoir pris connaissance alors que cette sociologie des laboratoires était la première justement à sortir de l'épistémologie-philosophie pour pratiquer une épistémologie-sociologie, voie préconisée aussi à sa manière par Gagnepain. Dans cette sociologie des laboratoires, on trouve une description de la production des savoirs (socio-linguistiques si on veut) mais aussi des faits (socio-techniques) sans oublier les précautions nécessaires pour que ces faits soient crédibles (socio-dicée). Voir la table des matières de La vie de laboratoire. Sur ce que nous appelons nous le plan 3, cette sociologie des sciences a montré aussi que l'existence (sociale) d'un fait scientifique dépend de l'établissement de réseaux, qui passent par les publications, les financements, etc. Voir là-dessus un 2e livre important de Latour, qui date, dans sa première édition, de 1989: La science en action. Un fait scientifique bien établi, socialement, c'est un fait pour l'établissement et le maintien duquel ont été tissés des réseaux longs. Le fait existe à l'intérieur de ces réseaux qui doivent être entretenus pour que son existence se maintienne. D'autres faits n'existent qu'à l'intérieur de réseaux très courts, c'est-à-dire qu'il n'ont guère d'existence sociale (ils sont vus au mieux comme des artefacts en dehors de ces réseaux, quand ils ne sont pas carrément ignorés). Cela montre que l'on ne peut pas séparer la question des faits scientifiques de celle des postes, des financements, des publications, des citations, etc. C'est tout cela qui les faits exister et tenir socialement (ou politiquement si on veut). Jamais seulement les concepts ni les dispositifs techniques.

Le fait est que Latour (que je viens de relire) avait observé un phénomène de "socialisation" des sciences, déjà noté en son temps par le biologiste Jean Rostand -peut-être le dernier "chercheur solitaire"-, mais peu ou pas évoqué dans les années 70 par les Prix Nobel François Jacob et Jacques Monod qui travaillaient en équipe à l'Institut Pasteur.

Avant d'aller plus loin, je trouve quelque peu injuste de qualifier Gaston Bachelard de prof de physique "traquant les erreurs de ses élèves". Il cherchait à connaitre les processus faisant la connaissance, laquelle se différencie du savoir qui est mise en partage de celle-ci. Dans cette quête, il n'a pas manqué de noter les obstacles épistémologiques constitués par les doxa socialement partagées, remarques corroborées par François Jacob dans sa Logique du Vivant (Gallimard, 1970) en matière de biologie.

Il y a  lieu, me semble-t-il, de considérer d'une part le processus logique d'élaboration de la connaissance scientifique, s'appuyant lorsque c'est nécessaire sur une praxis technique expérimentale, d'autre part la mise en partage sociologique. Cette dernière  revêt les formes de la transmission (selon une onomastique et une horistique convenues, il suffit de lire des articles de haut niveau publiés, par exemple chez Elsevier, pour s'en rendre compte), et de la sympractique (collaboration et partage des tâches). Compte tenu de la complexité des domaines étudiés, il va de soi également que le financement du matériel et des équipes constitue une autre contrainte.

C'est la tendance contemporaine. Mais elle n'échappe pas, néanmoins, aux obstacles épistémologiques élevés par la doxa. Par exemple, le darwinisme et le néo-darwinisme voient un développement arborescent des espèces, la cosmologie contemporaine imagine le "Big Bang"; dans les deux cas, le développement est orienté, il y a du devenir créationniste dans ces idées, dont l'origine est purement culturelle (nettement religieuse pour le Big-Bang). Le "cladisme" a, un temps très court, contesté le darwinisme : on n'en parle plus. Qui oserait contredire, en paléobiologie/paléogénétique, un développent arborescent des espèces ? "Eppur si muove !"

Deux années consacrées à la veille scientifique (en psychologie et neurologie) m'ont convaincu qu'il existe bel et bien d'une part une doxa des chercheurs, d'autre part des comportements liés à la demande sociale, ce que l'on appelle en "globish" les agenda : il y a des "vérités" que l'on doit asséner, d'autres que l'on n'a pas même le droit d'évoquer de peur de provoquer l'Apocalypse sociale. Qu'une piraterie Wikileaks ou une indiscrétion révèle le pot-aux-roses (par exemple le "hyde the decline" en matière de température globale, dans les courriels de l'université d'East-Anglia), et illico le groupe concerné réagit de manière quasi tribale. On excommunie à qui mieux mieux.

J'en suis arrivé à penser qu'il existe une science canonique, un savoir non seulement librement partagé, mais encore asséné non sans arrières-pensées plus ou moins légitimes, et une science hérétique dont il ne faut pas parler : "Græcum est, non legitur". Je crois qu'il y a suffisamment d'exemples de travaux publiés puis rapidement censurés -sans examen- pour comprendre ce que sont les agendas. Le phénomène s'aggrave lorsque de gros intérêts financiers et/ou politiques sont en jeu, nous venons de vivre des péripéties de cet acabit. Mais où est la connaissance scientifique là-dedans ?

Bien sûr, qu'on le veuille ou non, la société frappe toujours à la porte du laboratoire, il n'y a plus de savants anachorètes, il existe nécessairement un ethnocentrisme noétique agissant un peu comme une série d'axiomes à partir et dans le cadre desquels s'exerce la logique. Le tout est d'en être conscient et de faire porter le doute sur les prolégomènes doxiques : c'est ainsi que l'on est passé, par exemple, de la causalité aristotélicienne à l'incertitude quantique. La sociologie nous éclaire utilement sur les mœurs des équipes de scientifiques, et je pense qu'elle pourrait aussi chercher à nous renseigner sur ces "prolégomènes doxiques".