Comment la médiation favorise et nourrit la pratique professionnelle ?
Didier Leguérinel
C’était la question posée aux dernières journées de Monteneuf. Ce texte, version remaniée (très remaniée) et complétée (très complétée) de notre intervention de Monteneuf, a avant tout pour vocation de servir de base à la réflexion pour un éventuel groupe de recherche sur le premier degré que ce site voudrait fédérer. Encore faut-il évidemment que les pédagogues médiationnistes s’emparent de ce projet. Nous l’espérons de tout coeur.
1- doxa pédagogique et doxa médiationiste
Être enseignant en maternelle et participer du savoir médiationiste introduit sans nul doute un conflit de savoir qu’il importe, sinon de dépasser, du moins de détailler.
Nous aborderons quelques points de désaccords qui ne surprendront pas les habitués de la Médiation. Il faut tout d’abord préciser que ce que nous nommons la « doxa pédagogique », n’est pas un savoir tel quel revendiqué. La plupart du temps, en positivistes aguerris, les rédacteurs des programmes et animateurs de plans de formation font appel à un état de la recherche syncrétiquement appréhendé et à des sciences humaines supposées consensuelles (les chercheurs s’accordent à dire que…). De même, il serait simplificateur d’opposer quelques disciples de l’École de Rennes à l’ensemble des enseignants pensant comme un seul homme (ou comme une seule femme si on en croit les statistiques) à l’intérieur de la doxa pédagogique. Il y du conflit également chez les autres. Mais nous pensons qu’ils s’accordent malgré tout sur quelques points, que nous allons aborder à grands traits (une lecture médiationniste plus serrée des programmes de l’école primaire pourrait éventuellement faire partie des projets d’un groupe de recherche du premier degré)
1-a La citoyenneté
La doxa pédagogique fait volontiers de l’enfant un petit citoyen . Elle parle à son propos de « coopération » et « d’autonomie ». Derrière cette idée de la citoyenneté enfantine, on voit d’ailleurs percer la vision logocentriste d’une société où le conflit social aurait plus à voir avec le débat philosophique qu’avec l’intifada. Pour le pédagogue, l’école a pour mission de faire passer l’enfant d’un mode physique de résolution des conflits à un mode interlocutif.
Or le fait de mettre des mots n’amène pas en soi la négociation. Chez l’adulte la force physique de dissuasion peut faire partie de l’arsenal de la négociation et inversement, les débats politiques ou syndicaux en sont une preuve, il est des dialogues de sourds. Ce n’est donc pas la verbalisation qui permet la négociation.
Ce qui permet la négociation, c’est la capacité que n’a pas l’enfant, de faire de l’autre en soi. Quand l’enfant qui vous raconte que Steven est venu chez lui hier soir et à qui vous demandez qui est ce Steven, vous répond: Ben c’est le fils de Bernard et Marie-Christine, c’est qu’il n’y a pas de place dans son savoir pour la possibilité d’un autre savoir, dans lequel Bernard, Marie-Christine et Steven seraient absents. Dès lors, il n’y a pas de nécessité pour lui de prendre en compte une différence (votre différence) que spontanément il ne vit pas. Bien sûr, vous pourrez de l’extérieur, lui renvoyer cette incompréhension et donc l’obliger de fait, à faire avec votre savoir à vous . C’est peut-être ce qui produit ce qui peut apparaître comme une décentration progressive tout au long de son enfance. Mais notre hypothèse est que tant qu’il n’y aura pas en lui ce processus de relativisation de son propre savoir, le compromis sera toujours un impératif extérieur et qu’il n’y aura pas réellement de négociation. Or ce qui fait de l’humain, un citoyen, c’est que ce processus dialectique d’altération (« fabrication de l »autre ») et de négociation lui est intrinséque. Pour la théorie de la médiation, ce processus d’excentration (pour la distinguer de la décentration progressive de l’enfant) s’appelle « émergence à la personne » et se produit lorsque l’enfant rentre dans l’adolescence.
1-b L’ignorance de la rationalité axiologique
Nous avons volontairement fait allusion dans notre exemple, uniquement à la négociation des savoirs. Or, la plupart du temps, on parle de citoyenneté à propos de la capacité à négocier ses désirs. L’enfant est censé par cette émergence à la citoyenneté, devenir partie prenante d’une communauté de projet qui fonde cette mini-société qu’est, aux yeux des pédagogues, l’école primaire. C’est par le biais d’un rapport négocié à l’autre que l’enfant établira une distance avec ses propres désirs. Cette façon de penser, partagée par la presque totalité de la doxa contemporaine, fait l’impasse sur ce que la théorie de la médiation appelle le processus axiologique. L’enfant qui, avant de manger son bonbon, va mettre spontanément le papier à la poubelle plutôt que dans la cour, n’est pas mû par une conscience citoyenne qui lui ferait articuler son geste à celui des autres (si tout le monde faisait pareil), ce dont il est bien incapable, mais par une capacité de légitimation de son désir (ce n’est pas bien). Il ne s’agit pas seulement d’effort : l’effort est à ce qui lie le prix qu’il aura dépensé au bien qu’il aura obtenu (pour avoir un bonbon, il aura rangé sa chambre ou simplement été jusqu’à la boulangerie pour les acheter). Il s’agit au contraire d’une acculturation du prix, c’est à dire d’une exigence éthique qui lui permettra moralement de garantir la légitimité de son désir.
Bien évidemment, le contenu que prendra cette exigence éthique revêtira des formes sociales différentes selon les cultures et les milieux. De même que l’enfant n’invente pas la langue dans laquelle il baigne, il n’invente pas non plus les codes (c’est à dire la manière sociale de légitimer son désir). Mais la seule contrainte sociale extérieure ne suffit pas à rendre compte de cette capacité à s’autocontrôler. C’est toute la différence entre les enfants qu’on dit « provocateurs » et les autres. Les premiers passent leur temps à interroger des limites que les autres ont intégrées (même si les choses étant plus compliquées que cela, on peut analyser certains comportements de provocation comme des façons de se réassurer dans sa « compréhension » du code) Ce type de préoccupation est d’ailleurs présent dans le discours des pédagogues. Ils disent souvent d’un enfant qu’il n’a pas intégré les limites. Mais ils font de cette limite un problème social, un rapport à la toute-puissance : l’enfant en intégrant les limites intégrerait la responsabilité qu’il a par rapport au bon fonctionnement du groupe. Or, de notre point de vue, cette responsabilité sociale nécessite une capacité de relativisation que l’enfant est loin de posséder
Ce que l’enfant intègre en réalité, c’est des codes, c’est à dire une certaine de façon socialement marquée d’exercer sa propre capacité d’autocontrôle qui elle n’a rien de sociale.
En oscillant entre la valorisation de l’effort qui n’a en soi rien de moral, et la promotion du vivre ensemble qui doit tout au social, c’est donc l’existence même de ce fondement de la morale humaine qu’est la capacité axiologique, que méconnaît la doxa pédagogique.
1-c L’ignorance d’une rationalité ergologique :
Paradoxalement la rationalité ergologique est abondamment utilisée à l’école maternelle mais sans avoir de statut défini.
Sous le terme de manipulation, on en fait un préalable « au savoir abstrait ». : « En agissant sur la matière, nous dit-on dans le chapitre « Exploration du monde de la matière » du programme de l’école maternelle, l’enfant élabore des représentations. Il peut ainsi s’exercer à modeler, tailler, couper, morceler, mélanger, assembler, fixer, transporter, transvaser, transformer en agissant sur des matériaux nombreux et variés. Grâce à ses actions il complète son expérience du monde en découvrant quelques propriétés des matières usuelles (…) en rapprochant l’eau du robinet, la pluie, la neige, la glace, il élabore un premier niveau, très modeste, d’abstraction et comprend que ces diverses réalités renvoient à une même substance. ». On le voit, dans la doxa pédagogique, l’objectif ultime de la manipulation reste la connaissance et elle précède toujours l’abstraction.
Ce qui ne veut pas dire que toute préoccupation technique est absente. Dans le chapitre « Découvrir le monde des objets » (toujours tiré des nouveaux programmes de l’école maternelle), il est conseillé de préparer des séquences de fabrication d’objets qui permettent d’articuler projet de réalisation, choix des outils et des matériaux adaptés au projet, action techniques spécifiques (plier, couper, assembler, actionner) … Ceci dit, l’objectif reste en grande partie cognitif , même si : Les actions sur les objets ne se réduisent pas à des activités purement manuelles . On pourrait s’interroger sur cette expression de purement manuel. Nous serions tout à fait d’accord en effet pour penser que le processus technique n’est pas purement manuel et qu’il y a dans la tâche quelque chose qui ne se réduit pas au seul geste. Sans rentrer dans les détails, car nous en serions bien incapable, nous en voulons pour preuve que chez certains malades souffrant d’une pathologie technique, selon le protocole d’examen, certaines tâches ( enfoncer un clou par exemple) seront exécutées sans problèmes alors que d’autres ne le seront pas. La dextérité manuelle n’est donc pas seule en cause. Mais pour en revenir à notre extrait du programme maternel, le reste du paragraphe nous conduit à penser que cet « au-delà du manuel » n’est pas du domaine de ce que la théorie de la médiation appelle l’abstraction de l’outil mais bien du domaine du cognitif : « Elles sollicitent la réflexion de l’enfant et le conduisent à une première appréhension de ce que sont un système et les éléments qui le composent ». Plutôt que de développer des savoirs faire techniques, on vise une éducation technologique, c’est à dire un savoir sur la technique.
Un dernier exemple de méconnaissance de la rationalité ergologique se retrouve dans le domaine des activités graphiques. Inscrites dans le domaine du langage lorsqu’elles ont pour objectif l’écriture, les activités graphiques se retrouvent dans le domaine de la sensibilité, l’imagination, la création (sic) lorsqu’elles tendent au dessin. En ignorant que c’est le même processus technique qui régit l’écriture, le dessin et le mécano, la doxa pédagogique invente la notion de langue écrite et oublie qu’il ne s’agit en fait que de l’écriture d’une langue qu’on appellera soutenue. Que l’outil impose ses contraintes à ce qu’il technicise et que du coup, on n’écrit pas comme on parle, c’est vrai, mais nous pensons que les difficultés d’apprentissage de la lecture sauf pathologie spécifique, ont plus à voir avec le fossé qui sépare la langue de l’enfant de la langue soutenue qu’avec le processus de lecture en lui-même. On peut donc penser, que l’apprentissage de la lecture sera facilité en partant des productions de l’enfant qu’il tentera de « transcrire » comme dans les expériences pédagogiques de ce qu’on appelle les écritures inventées.
Intellectuel ou artiste sont les seules possibilités pour le technicien de se faire reconnaître. Les coiffeurs l’ont bien compris, qui oscillent entre l’option scientifique des spécialistes du cheveu et l’option artistique des stylistes-visagistes.
2– Expliquer/intervenir
Le critère de pertinence d’un savoir professionnel n’est pas le potentiel explicatif des catégories utilisées.
. Que ce que fait l’enfant par exemple, lorsqu’il raconte quelque chose sur une série de vignettes mises bout à bout, soit réellement du récit ou non, l’enseignant ne s’en soucie guère du moment qu’il peut cocher « acquis » dans un livret d’évaluation en faisant pour cela référence à une activité bien précise.
. Que la reproduction de motifs graphiques simples n’ait rien à voir avec le langage mais plutôt avec l’outil n’est pas non plus son problème pourvu que l’enfant soit capable à la fin de l’année de telle ou telle performance graphique.
. Que l’enfant qui fait attention à ne pas jeter des papiers dans la cour (et dénonce ses petits camarades qui le font) parce qu’il travaille sur le recyclage des déchets, soit plus mimétique que civique et qu’il utilise plutôt sa capacité axiologique que sa capacité citoyenne importe peu à l’enseignant qui se satisfera (avec raison) de mettre en place des activités suscitant l’intérêt de l’enfant.
Intervenir n’est pas expliquer et il n’est pas sûr qu’une conception adéquate soit le sésame pour une intervention efficace. Le terme d’efficacité ne doit pas d’ailleurs tromper qui a un petit parfum de management. Il s’agit ici de sociologie, et l’efficacité en question a peu à voir avec un quelconque positivisme du service à rendre. Dialectiquement l’acteur social tend à réduire le conflit qu’il participe à créer.
Tendre à l’efficacité du service pédagogique, c’est dialectiquement négocier sa position pédagogique personnelle avec celle de l’institution. J’entends par position pédagogique :
– une prise de position au niveau du savoir : c’est ce qui nous importe ici.
– mais aussi du code ( je pense à une description de l’accueil en maternelle faite dans un ouvrage pédagogique : « ls (les enfants) retrouvent leur autre maison ouverte, paisible, belle des soins reçus la veille au soir. Ils trouvent leur maître reposé, disponible, prêt à écouter après le bonjour matinal, une confidence, le récit tout chaud d’un évènement important, prêt à répondre à une sollicitation, une question ».).
– et du style : qu’on pense au fait d’apprendre telle tenue du crayon préconisée par l’institution, quand on le tient soi-même de façon peu orthodoxe.
C’est aussi négocier sa position de professionnel avec celle des parents ; on se fait alors porte-parole de l’institution (Il n’est pas de bon ton d’aller dire à un parent d’élèves: « vous savez, tout le blabla qu’on vous sert dans les livrets d’évaluations, c’est un ramassis d’inepties ».
Ceci dit, répondre aux attentes de l’institution et des parents en termes de performance scolaire de ses élèves fait également partie de l’efficacité du service.
Aussi faut-il s’interroger sur ce qui sous-tend le rapport maître/élève. L’enfant n’ayant pas émergé à la personne, il n’y aura pas chez lui cette singularité qui chez l’adulte fait résister à l’adhésion.
Ceci dit, on est bien obligé de s’apercevoir en tant qu’enseignant, que l’enfant est loin d’être une pàte molle dont on ferait ce qu’on veut. Il y a bien un certain type de résistance qu’il faudrait analyser.
2-a Imprégnation et processus rationnels
Notre hypothèse est qu’une partie de ces résistances peut s’analyser par la différenciation entre d’un côté l’imprégnation (ce que puise l’enfant dans l’environnement dans lequel il baigne) et les différents processus rationnels auxquels il a accès.
Nous avons travaillé à de nombreuses reprises sur les couleurs. Nous avons lu souvent « petit bleu et petit jaune » (un album dont les personnages sont des taches de couleur), nous avons souvent eu l’occasion, en Arts Plastiques, de dénommer les couleurs. Un élève de notre classe (petite section), lorsque nous lui montrons des objets de couleur semble dénommer au hasard les différentes couleurs (il change à chaque fois de dénomination). Lorsque nous lui demandons de coller ensemble des gommettes de même couleur (bleu, jaune, rouge, vert), il y arrive. Par contre, lorsque nous lui demandons de trier des papiers de couleurs de nuances différentes (nuances de bleu, jaune, rouge, vert) en les mettant dans quatre boites signalées chacune par une gommette de couleur (bleu, jaune, rouge, vert), le tri est instable. Il va mettre le papier dont la couleur est la plus proche de la gommette au bon endroit, mais va hésiter et changer de boite lorsqu’on lui fait refaire le travail, pour les autres nuances.
Pour analyser ceci, il faut noter un premier point. S’il n’a pas émergé à la personne, l’enfant fonctionne au niveau des autres rationalités – et en l’occurrence ici, celle du signe – de la même façon que l’adulte. Qu’est-ce qui différencie le premier test du deuxième (gommettes et papiers de couleurs)? C’est que le premier porte sur un regroupement d’identités perceptives et que le second porte sur un regroupement conceptuel. Pour que l’enfant réussisse le second test, il faut que son regroupement conceptuel soit le même que le nôtre. Pour remanier ses regroupements conceptuels, l’enfant doit puiser continuellement dans les éléments de la langue dans laquelle il baigne (ce que j’appellerai les mots) pour y appliquer sa capacité de conceptualisation. Or le contrôle permanent (même non formalisé) auquel est soumis l’enfant à l’école, fait qu’on le presse à utiliser des mots (il les a mémorisés) qui ne font pas encore concepts parce que les identifications conceptuelles sont (j’utilise le terme faute de mieux) « instables ».
En résumé ce qui fait ici résistance, c’est que l’enfant s’imprègne des mots sans s’imprégner de la conceptualisation. C’est le cas inverse de l’exemple habituel de l’enfant qui dit « glandier » (sur le modèle de pommier, poirier, etc..) à la place de chêne. Dans ce dernier cas, il y a fort à parier que la mémorisation du mot chêne ne posera pas de problème, étant donné que le concept sera déjà en place. Intervenir efficacement ici, sera donc permettre à l’enfant de faire fonctionner sa capacité de conceptualisation et à ne pas tomber dans l’illusion magistrale qu’il suffit de dire les mots et de montrer ce qu’ils désignent pour que l’enfant spontanément s’imprègne de la conceptualisation sous-jacente.
Cette analyse concernant ce type de résistance qu’est l’erreur pourrait, nous en sommes persuadé, être élargi aux autres types de résistance que sont la désobéissance et la maladresse, conséquences respectives de la différence entre production et habilitation d’un côté et imprégnation de l’autre.
2-b : De la motivation
Il ne fait pas de doute que la théorie de la médiation, par la distinction qu’elle fait entre le processus d’imprégnation et les autres processus rationnels, peut être utile à l’intervention du professionnel. Ceci dit, encore faut-il que ce savoir soit accompagné d’une capacité à faire bouger l’enfant. Autrement dit à le motiver. Or si l’enfant s’imprègne des mots dans lesquels il baigne, il s’imprègne aussi des désirs. L’enfant désire le désir de l’autre.
Mais là encore les choses ne sont pas si simples. Il ne suffit pas de dire les choses pour que l’enfant les fasse. Car il s’agit ici de comportement et ce dont l’enfant s’imprègne, c’est des comportements des adultes qui l’entourent.
. Désir d’abord. Comme l’expliquait très bien Lambert Wilson ( comédien et fils de Georges Wilson également comédien), ce qui l’a d’abord attiré dans le théâtre, c’est qu’il était l’objet du désir de son père (Georges Wilson). Quel était donc cet objet passionnant au point d’occuper de la sorte la vie de son père ? Dans un autre domaine, cela a été sans doute à une certaine époque la supériorité des pédagogies modernes que d’avoir en son sein des praticiens plus passionnés que la moyenne. Il fallait une certaine dose d’illusion pour penser que les « textes libres », les « peintures libres » ou les « constructions libres » n’étaient pas aussi une réponse au désir de l’enseignant.
. Exigence aussi et en même temps (l’enfant comme nous l’avons vu, est également capable de réglementer sa satisfaction) : c’est dans notre propre capacité axiologique que l’enfant puise, pour faire fonctionner la sienne et non pas seulement dans nos rappels à l’ordre.
Intervenir efficacement pour le pédagogue sera ici, susciter l’adhésion de l’enfant par sa propre capacité désirante et en même temps proposer une exigence qu’il commencera par s’appliquer à lui-même.
L’enfant, avons-nous dit, est capable de réglementer sa satisfaction. Mais il faut bien admettre que dans beaucoup de famille, cette capacité est peu mise à contribution. Aussi le pédagogue est parfois obligé, de faire appel à la simple coercition dans les premiers temps de la scolarité de l’enfant. L’action pédagogique avance alors en équilibre entre une coercition nécessaire au respect d’un certain nombre de règles, minimums obligatoires dès l’entrée de l’enfant à l’école, et la nécessité d’éviter ce que Gagnepain appelle le caporalisme qui empêche l’enfant de développer sa propre capacité d’auto-réglementation.
Il faut bien avouer que pour l’instant, les conséquences pratiques de la théorie de la médiation en ce domaine, sont loin d’être tirées. L’élaboration pratique d’une « éducation de la norme » à la place de l’éducation à la citoyenneté est d’ailleurs, à notre avis, un des enjeux majeurs de la diffusion du savoir médiationniste dans le champ pédagogique. Même si la formulation peut prêter à confusion. Il ne s’agit pas réellement d’une éducation à la norme mais d’une éducation du code qui prenne en compte l’existence de la capacité de norme.
2-c: De la délégation (Toute la partie du chapitre concernant la définition de la délégation paternelle, est directement issue du livre de Jean-Claude Quentel « Le Parent ». Coll. Raisonnances. Ed.De Boeck )
Je voudrais ici rappeler une remarque de Kathy Munsch dans un échange de courriel, sur la liste de diffusion de la TDM. Après avoir cité Jean-Claude Quentel dans « l’Enfant », page 273 : « de plus, l’enfant n’est pas passif dans un tel processus : structurant son désir et capable donc de choix, il va à vrai dire légitimer l’autre dans ses interventions auprès de lui. Il doit par conséquent lui accorder crédit et admettre en quelque sorte son influence. Loin de lui d’épouser n’importe quelle cause », elle ajoute : « Effectivement, l’enfant ne suit pas aveuglément sa maîtresse, d’autant moins que le freinage induit par le problème de délégation de paternité est fort. Il est en quelque sorte pris entre le marteau et l’enclume. ».
C’est bien l’enjeu en effet. Car si, comme nous l’avons suggéré plus haut, l’enfant n’est pas acteur de ses habilitations mais s’imprègne sans se les approprier des codes dans lesquels il baigne, il faut se poser la question de savoir comment se constitue l’eau du bain. Dans le modèle occidental, il y a la plupart du temps coïncidence, entre ce qu’on appellera le géniteur (géniteur et génitrice) qui met au monde l’enfant et le Père (principe qui s’actualise dans la figure du ou des parents) qui a pour responsabilité de « l’imprégner des usages sociaux dont lui-même participe »( J.C Quentel, op.cité p.26). Il n’empêche que les parents doivent reconnaître l’enfant en l’inscrivant sur les listes de l’Etat civil. Qu’il soit parent biologique ou non, le parent est toujours un parent adoptif.
Les parents constituent le premier environnement dans lequel l’enfant va baigner et des usages duquel il va s’imprégner. L’arrivée à l’école va introduire une délégation de paternité. C’est bien là le signe que la paternité est à la base de ce que la théorie de la médiation appelle le principe du métier, qui structure la participation sociale. Humainement, la responsabilité, qu’elle soit éducative ou autre, est toujours déléguée, c’est à dire contractuelle : « aucun homme (..) ne saurait se faire tout-puissant au sens où il aurait totalement confisqué la responsabilité dont il est nanti. Il personnifierait alors un pouvoir qu’il serait le seul à exercer, dans un monde qu’il serait le seul à habiter, sans avoir le moindre compte à rendre à personne. » (J.C Quentel. opus cité, p169).
La délégation éducative à travers le système scolaire n’est donc qu’un cas particulier de la délégation qui est au fondement même de tout métier. En s’appropriant son champ de compétence, le prestataire de service va donc créer l’incompétence de l’usager. L’enseignant, comme tous les prestataires de service, va ainsi tendre au monopole de la responsabilité. Mais, et c’est tout l’enjeu de la création des associations de parents d’élèves, l’humain ne se laisse jamais complétement désapproprier. Il y a toujours cette résistance qui crée le conflit et qui aboutit à un modus vivendi toujours précaire.
Ceci dit, si la délégation éducative est, dans son principe identique à celle à l’oeuvre dans toutes les prestations de service, elle montre quelques spécificités dans son organisation contemporaine. Si, pour reprendre l’exemple développé dans le livre de J.C Quentel, vous n’êtes pas content de votre boulanger, vous pouvez aller en voir un autre et en dernier recours, si le pain des boulangers ne vous plait pas, vous pouvez toujours le faire chez vous. Pour ce qui est de la délégation éducative, même si vous faites l’école à votre enfant, c’est bien l’institution qui contrôlera son niveau scolaire et qui décidera de l’avenir scolaire de l’enfant. L’école est une Autorité en ce sens qu’on lui délègue non seulement l’éducation mais le droit de juger de la réussite de l’éducation par l’attribution de diplômes. C’est une délégation de décision.
Certes les choses ne sont pas aussi simples : tous les prestataires de service, en même temps qu’ils s’approprient la responsabilité d’un champ de savoir ou d’un champ de savoir-faire, s’approprient en partie la responsabilité de la décision. Ainsi, je suis bien obligé de m’en remettre à mon garagiste pour me dire s’il faut changer ou non telle ou telle partie du moteur. Mais en dernier ressort, c’est moi qui décide en acceptant de signer l’ordre de travaux. Alors que dans le cas d’un contrôle technique, par exemple, je n’ai pas mon mot à dire. Les organismes de contrôle technique sont également des organismes d’Autorité car on leur délègue le droit de juger du bon état de notre véhicule. La délégation thérapeutique est aussi concernée par cette ambivalence. Simple prestataire d’un savoir et d’un savoir-faire, il peut également se constituer en Autorité dans tout ce qui ressort du contrôle sanitaire : visites médicales, vaccins et tout ce qui est régi par la notion « de non-assistance à personne en danger.
Ce qui se joue dans la délégation éducative, c’est donc bien aussi une délégation d’Autorité. Et les problèmes de délégation que peut connaître l’école sont à mettre en parallèle avec les problèmes que connaissent toutes les institutions d’Autorité. Certains milieux sociaux, ne se reconnaissant pas dans le contrat social tel qu’il est institué, ont du mal à accepter cette délégation. Ce qui se joue alors, par enfant interposé, n’est pas loin -tout économico-centrisme mis à part – de ce que les marxistes appellent la « lutte des classes ». On retrouve cela par exemple dans la scolarisation des « enfants du voyage » ou chez certains enfants ayant grandi dans les cités dites « sensibles » (même s’il faut être très prudent par rapport à certaines généralisations et idées reçues). Quand le milieu parental est en rupture avec le contrat social d’autorité, l’enfant est porté par cette rupture et la rejoue dans son rapport à l’autorité du pédagogue. Sans parler de ces cas de rupture, le contrat d’autorité est toujours provisoire et précaire et la légitimité, même si elle est la plupart du temps acquise à peu de frais’ ne l’est pas mécaniquement. D’ailleurs si l’enfant est porté par ces difficultés de délégations, il ne les reprend pas à son compte. Nous sommes donc tout à fait d’accord avec Kathy Munsch lorsqu’elle dit que l’enfant est pris entre le marteau et l’enclume. Le rôle du pédagogue est aussi de rendre légitime. Il ne pourra pas éviter pour cela, à notre avis (mais il faudrait pour montrer cela fouiller un peu plus la notion d’imprégnation), de construire un pont entre le milieu parental et le milieu scolaire.
3- En guise de conclusion : Que faire? ( Lénine-1902)
Ce titre est évidemment un trait de plaisanterie. L’objectif n’est sans doute pas que le savoir médiationniste prenne le pouvoir dans le champ des idées mais bien qu’il acquière une forme de reconnaissance. On pourrait cependant pousser la plaisanterie analogique un peu plus loin et opposer ceux qui pensent que la médiation s’imposera fatalement par la seule force de son potentiel explicatif et ceux qui veulent créer avec l’ADAM une organisation d’unification de la médiation, organisation qui (pour parodier l’article de l’encyclopédie Universalis consacré au bolchevisme) constitue l’instrument seul capable d’exprimer consciemment le processus inconscient de rupture épistémologique introduit par le savoir médiationniste.