Théorie de la Médiation et Psychanalyse

Théorie de  la Médiation et Psychanalyse

THEORIE DE LA MEDIATION ET PSYCHANALYSE

De Jacques Lacan à Jean Gagnepain

  • Jean-Claude Quentel

–Le thème est en fait très large.

Il soulève la question de la relation de la théorie de la médiation (TDM) à la psychanalyse en général.
Il n’est bien évidemment pas possible de tout traiter ici.

– Cet exposé sera « personnel » : il témoigne de ma vision des choses.

Il prête certainement à critique, aussi, dans le choix des questions traitées.

Plan en 3 parties, avec 3 sous-parties :

1- Qu’ont en commun J.G. et J.L. avant même que Jean Gagnepain ne connaisse Lacan ?
2- Quels sont les points de l’œuvre de Lacan qui marquent J. Gagnepain ?
3 -Sur quels points se séparent-ils ? En quoi Jean Gagnepain prolonge-t-il l’œuvre de Lacan et de Freud ?

I – UN POSITIONNEMENT EPISTEMOLOGIQUE COMMUN

Qu’ont-ils en commun avant même que Jean Gagnepain ne connaisse Lacan ?

1) Le statut de la réalité psychique

– Ils ont tous deux en commun, d’abord, un même héritage philosophique et le refus du bergsonisme.

|– L’héritage philosophique qu’ils partagent, c’est d’abord celui de la phénoménologie. Tous deux ont été marqués par l’œuvre de Husserl et également par celle de HEGEL et de HEIDDEGER.
– Ils s’inscrivent contre l’influence de BERGSON. Notamment J. G. qui va donner à sa théorie le nom de TDM en s’opposant explicitement à BERGSON et à ses « données immédiates de la conscience ». Il n’y a pas de données immédiates de la conscience : ce sera aussi, bien évidemment, une affirmation très forte de Lacan, avant même qu’il ne soit marqué par Freud.
– Tous deux rompent en même temps avec la philosophie, à l’image même des sciences humaines naissantes (« filles ingrates » de la philosophie). Ils cherchent à expliquer l’humain (visée scientifique), sans le réduire (héritage de la philo). Lacan fera avec l’héritage de JASPERS (dans la suite de W. DILTHEY) : expliquer n’est pas comprendre. J. G. soutiendra, de même, qu’il s’agit d’expliquer, sans perdre l’originalité de l’objet qu’on se donne.

– Tous deux tirent des conséquences extrêmement importantes de leur rencontre avec Freud.

– En ce qui concerne Lacan, c’est évident. Mais on notera aussi que c’est relativement tardif dans sa vie. Lors de sa thèse, en 1931, il commence à être marqué par la psychanalyse. c’est en 1936 qu’il fait son entrée sur la scène psychanalytique internationale (il a 35 ans).
– Jean Gagnepain est nommé à Rennes en 1958 : il a 35 ans aussi. Il commence à élaborer son modèle et on y trouve très rapidement l’influence de l’œuvre de Freud, qu’il reconnaît comme l’un des fondateurs des sciences humaines.

– Si Freud les marque, il n’est cependant pas le seul, surtout chez Jean Gagnepain qui se reconnaîtra 3 pères spirituels : MARX, FREUD et SAUSSURE. Ces trois-là (que J.G. désigne comme les véritables pères fondateurs des SH) marqueront aussi Lacan, mais différemment.

La discontinuité ou le seuil du culturel.

– Tous deux affirment donc la spécificité de l’humain, tout en réclamant un abord scientifique du fonctionnement de l’homme (certes, chez Lacan, c’est ambigu à certains moments, mais ses propos sur la science et la distinction qu’il opère entre la science et la vérité n’enlèvent rien à son projet de théoriser le fonctionnement de l’homme et de mettre à jour ses processus spécifiques).
– Tous deux rompent avec la vision évolutionniste qui imprègne fortement l’abord de l’homme. Ils affirment qu’il y a discontinuité entre les processus du vivant et les processus que l’homme (être vivant aussi) met spécifiquement en jeu. Tous deux posent donc un seuil de l’humain et s’inscrivent dans ce qu’on appelle aujourd’hui l’anthropologie (pas au sens de l’anthropologie sociale, encore moins de l’anthropologie physique : il s’agit encore de fois de spécifier l’humain dans son fonctionnement).
– J.G. parle de « culture » pour spécifier ce registre de l’humain et quand J.L. parle également de culture, c’est dans le même sens. Ils sont aussi marqués tous deux, de ce point de vue, par l’ethnologie. Notamment par l’œuvre de DURKHEIM : il est extrêmement intéressant de faire un retour sur l’œuvre de DURKHEIM pour saisir l’enjeu des SH tel que se le représentent J.L. et J.G.

2) L’appel à la clinique

– Tous deux saisissent le rapport à la clinique comme essentiel.

– Aussi bien J.L. que J.G. s’inscrivent d’abord, de ce point de vue, dans l’héritage de la psychopathologie française et notamment de Théodule RIBOT. Celui-ci fait de la clinique (de la pathologie, plus précisément) un mode de validation des hypothèses élaborées par le chercheur. Il fait jouer la métaphore de la loupe (la pathologie grossit) et du scalpel (la pathologie est sélective : elle dissocie, elle découpe et constitue l’équivalent d’une analyse).
– Ils prendront tous deux leur distance par rapport à RIBOT, trop imprégné encore de la pensée évolutionniste. Freud, sur ce point, les aidera en marquant bien (malgré lui, d’une certaine manière car il est également fortement marqué par l’évolutionnisme) la spécificité des phénomènes humains.
– Chez Freud, c’est la fameuse métaphore du vase en cristal qui s’impose (Nouvelles Conférences)

Les deux types de clinique.

– L’appel à la clinique recouvre en fait deux aspects : un aspect « thérapeutique » (lié aux exigences du métier pour la psychanalyse) et un aspect explicatif. La pathologie dissocie ce qui est normalement lié et indécomposable et est de ce point de vue explicative. Elle se fait « patho-analyse » (néologisme de Jacques SCHOTTE).

–J.G. est épistémologue des SH. Autrement dit, son projet est d’abord explicatif. On peut toujours tirer des enseignements thérapeutiques de la TDM, mais elle ne vise pas d’abord à guérir, parce qu’elle n’est pas subordonnée à des impératifs de métier.

– Ceci dit, la dimension explicative de la clinique est essentielle aussi bien chez Lacan que chez Freud. J.G. rappelle simplement qu’on ne fait jamais les deux à la fois. J.L. aussi, à sa façon

Une théorisation de l’humain.

– En bref, l’appel à la clinique permet une théorisation des phénomènes humains avec l’équivalent d’une expérimentation. Freud n’a cessé d’affirmer que la psychanalyse devait avoir le même statut que les sciences de la nature, tout en affirmant la spécificité des phénomènes psychiques.

–  Point important : c’est la pathologie qui rend compte du normal et non l’inverse (et il ne faudra pas confondre la pathologie et la déviance sociale : s’il y a pathologie, il y a trouble, c’est-à-dire atteinte de processus généraux, quoi qu’il en soit des manifestations sociales que ce trouble viendra recouvrir et donc du handicap).

– Chez Freud, la « métapsychologie » (la théorisation psychanalytique, la formulation d’hypothèses) a une place centrale. Lacan, de même, ne cessera d’essayer de formaliser le psychisme humain (cf. son appel à la topologie), tout comme J.G., du moins quant au principe

3) La recherche de processus implicites

De l’imaginaire au Symbolique.

– J.G. comme J.L. ne cessent d’essayer de dépasser la simple recension (ou collection) des phénomènes et des symptômes pour mettre en évidence des processus. Ce qui les intéresse, c’est, encore une fois, ce qui rend compte des phénomènes observés et non les phénomènes en eux-mêmes.

– J.L. visera, dès ses premiers écrits, à rendre compte de processus spécifiquement humains qui seraient donc au fondement des comportements observés chez l’homme. Il les cherchera d’abord du côté de ce qu’il appellera l’imaginaire (du côté de l’imago), d’où son intérêt pour le fameux « stade du miroir » (en quoi l’humain se comporte-t-il différemment des animaux, et notamment des mammifères supérieurs ?).

– Par la suite, après avoir lu la thèse de Lévi-Strauss sur « les Structures élémentaires de la parenté », il situera ces processus fondateurs au niveau du Symbolique : le S devient le registre de détermination des processus spécifiquement humains qu’il cherchait à mettre en évidence.

Instance et performance.

– Chez J.G., la théorisation ne sera pas la même, mais elle visera le même but : mettre en évidence les déterminismes rendant compte du psychisme humain.

– Dans le domaine de la linguistique, on dispose avec Noam CHOMSKY d’un modèle distinguant la compétence et la performance. J.G. ne le reprendra pas, car la notion de compétence lui paraît, à juste titre, très ambiguë et surdéterminée. Il garde cependant la notion de « performance » et en fait en quelque sorte la réalité telle qu’elle s’offre à l’homme (telle, en fait, qu’il se la donne). Elle équi vaut à peu près (ou en partie) au registre de l’imaginaire de J.L.

– A cette performance, J.G. oppose, non pas la compétence, mais « l’instance ». L’instance nous renvoie à l’implicite du fonctionnement humain, à ce registre qui le détermine. c’est donc à ce niveau qu’il faut remonter pour expliquer le comportement de l’homme (entendu ici au sens large). C’est à ce niveau que l’homme introduit de l’analyse dans le monde qu’il se donne. Grosso modo, l’instance correspond au registre du Symbolique de J.L.

La cause n’est jamais au même niveau que le phénomène.

– A l’un comme à l’autre, il apparaît que ce qui explique les phénomènes auxquels on se trouve confronté se situe à un niveau sous-jacent et c’est donc, encore une fois, à ce niveau qu’il faut remonter pour expliquer le phénomène observé.

– Chez Lacan, bien évidemment, cela répond à l’hypothèse de l’inconscient. Il faut inférer ce registre inconscient des phénomènes observés, ainsi que Freud nous l’a fait saisir.
– J.G. reprend cette idée d’une sorte de « double-fond » de l’homme et il la généralise : dans le champ des sciences humaines, saisies dans leur ensemble, la cause ne se situe jamais au même niveau que l’effet qu’elle provoque. Et dès lors, puisqu’un tel fonctionnement de l’homme vaut au-delà de ce dont la psychanalyse cherche à rendre compte, J.G. parle d’implicite et non plus d’inconscient (par ailleurs, il rappelle que nous n’avons plus à nous situer, comme à l’époque de Freud, par rapport à une philosophie de la conscience).

II – CE DONT JEAN GAGNEPAIN HERITE DE LACAN

Quels sont les points de l’œuvre de Lacan qui marquent Gagnepain ?
Il faut rappeler d’abord que l’œuvre de Lacan demeure peu connue, en France, jusqu’à la publication des écrits, en 1966. J.G. la découvrira vraisemblablement à ce moment-là (notamment à travers la personne de Pierre KAUFMANN, philosophe et psychanalyste, disciple de Lacan et nommé Professeur de psychologie à Rennes en 1967).

1) Langage et fantasme : une confirmation

– L’impropriété du signe.

– Les emprunts que Lacan fait à SAUSSURE sont très particuliers et J.G. assume, lui, un tout autre héritage. Il reste que, à sa façon, Lacan témoigne d’une remarquable compréhension des conséquences de la notion de valeur chez Saussure et de tout ce qui s’ensuit. J.G. désignera du terme d’ « impropriété » la caractéristique essentielle du signe (laissant l’arbitraire pour la langue) : l’élément de langage n’est en aucun cas à proprement lié à la désignation qu’à travers par lui le locuteur vise.

– Cette impropriété suppose une négativité foncière. Le phonème, c’est du non-son et le « séme » (l’élément minimal différencié répondant à l’analyse du sens), c’est du non-sens, soutiendra J.G. L’arbitrarité, à laquelle s’en tenait SAUSSURE, renvoie, quant à elle, au social.

– J.L. saisira parfaitement l’enjeu de ce que J.G. nomme donc « impropriété ». J.G. saluera la démarche et affirmera à plusieurs reprises que Lacan a bien mieux saisi l’enjeu de l’impropriété que n’importe quel linguiste !

La cause et la chose.

– Parallèlement, J.G. retrouve chez Lacan une distinction qui est fondamentale chez lui : celle de la cause et de la chose. La cause, chez J.L., est une notion fondamentale. Il écrira un article important sur la « cause freudienne » et intitulera par exemple son mouvement « école de la cause freudienne ».

– La cause renvoie au langage et à son pouvoir : nous n’avons d’objet que conçu, soutiendra Lacan. Il est nécessairement « causé ». La « chose », c’est ce dont nous ne pouvons rien dire, sinon précisément en la causant.

– J.G. systématise cette opposition : le monde de l’homme, c’est le monde de la cause, soutient-il, et non celui de la chose. Nous ne pouvons « glossologiquement » que causer le monde (le dire et l’expliquer tout à la fois). Il évoque explicitement un principe de causalité.

Le statut de la vérité.

– Un autre point de la théorisation lacanienne qui confortera l’analyse de J.G. concerne la question de la vérité. La vérité, chez J.L., est liée à la dimension du désir (et s’oppose, on l’a vu tout à l’heure, à la science). La vérité, enseigne, J.L., est relative, puisqu’elle est corrélée à la dimension du fantasme. c’est une création de l’homme, qui voit le monde à travers la structuration de son désir.

– Dans le domaine du langage, notamment, J.L. fait remarquer qu’on ne peut pas tout dire, que c’est impossible et que par conséquent on ne peut que « mi-dire ». En d’autres termes, nous sommes nécessairement des menteurs

– J.G. ne disait déjà pas autre chose : il donne un statut important au mensonge, faisant remarquer qu’au niveau de ce qu’il appelle le « discours » (le langage en tant qu’il est porté par le désir), il s’agit de dire sans dire tout en disant quand même. Au-delà du discours, c’est tout le comportement de l’homme qui est travaillé par la problématique du manque, ou de l’abstinence comme dira J.G.

2) Le retour à Freud : un prolongement

– La relecture de Freud à partir de la notion de structure.

– On sait que la relecture de Freud par Lacan passe par la découverte de la notion de structure et par l’apport de HEGEL. J.G. ne peut qu’être fortement intéressé par la tentative de Lacan de lire Freud avec l’apport de la notion de structure.

– Lui-même étend cette notion à l’ensemble des processus humains. Pour autant, on le notera, ni l’un ni l’autre ne se veulent « structuralistes » (le structuralisme opère une réification de la structure et tend donc à une nouvelle forme d’idéalisme).

– La tentative de Lacan s’inscrit cependant dans la suite de celle de Lévi-Strauss, mais aussi de Louis ALTHUSSER (du côté du marxisme). J.G., toutefois, se démarquera d’emblée de l’assimilation de l’ensemble de la culture au langage.

La relecture de Freud à partir de Hegel (dialectique).

– En France, c’est KOJEVE qui introduit les intellectuels de l’époque à la lecture de HEGEL. Lacan se trouve, comme d’autres, fortement marqué par cet enseignement. Il relit Freud à la lumière de la phénoménologie de l’esprit et de la dialectique hégélienne.

– Cette relecture de Freud permet notamment de rompre, ou de prendre de la distance, par rapport à Freud et à sa vision spatialisante du psychisme (en bref, par rapport aux fameuses topiques). D’une certaine manière, Lacan adapte le vocabulaire de la psychanalyse à la découverte effectuée par Freud
– J.G. ne peut qu’être sensible à cette relecture de Freud à travers HEGEL et à cette « dialectisation », si l’on peut dire, de la théorisation psychanalytique. La notion de dialectique va recouvrir chez lui une très grande importance, puisqu’elle rend compte de la rationalité, à quelque niveau qu’on la saisisse : la raison est dialectique, mais la dialectique ne se réduit pas à l’histoire.

Le rapport à l’ethnologie.

– Lacan pratique, comme J. Gagnepain, l’indiscipline, en ce sens qu’il refuse de s’en tenir aux tiroirs établis de la connaissance et à l’organisation sociale du savoir. Il « emprunte » aux sciences humaines en général et demande à ses élèves d’aller se frotter aux autres disciplines et à des modèles qui n’ont à première vue pas de rapport direct avec la psychanalyse.
– J.G. fera la même chose, mais son projet sera plus vaste, puisqu’il s’agit ni plus ni moins de proposer un modèle cohérent valable pour l’ensemble des sciences humaines, transcendant donc les différences qui pouvaient jusque-là paraître insurmontables.

– Le rapprochement que Lacan effectuera entre la psychanalyse et l’ethnologie intéressera très certainement J.G. l’ethnologie, on le sait, se trouve d’abord et avant tout marquée à cette époque par l’œuvre de Lévi-Strauss. J.G. dira sa dette à l’égard de Lacan et de Lévi-Strauss dans l’élaboration de son fameux 3èmé plan, celui de la « personne » : il est impossible de comprendre le sens de l’entreprise de J.G. A ce niveau sans en référer à Lacan et à Lévi-Strauss.

3) La dimension de l’altérité

Les psychoses et leur déterminisme

– La démarche de Lacan, obligeant en quelque sorte la psychanalyse à se pencher à nouveau sur la question des psychoses et à en tirer de nouvelles conséquences, intéresse fortement J.G. J.L. reprend le problème que Freud n’avait pas réussi à résoudre et lui apporte une solution inédite, avec la notion de « forclusion ».

– Les psychoses sont clairement distinguées des névroses, dès lors que les processus en jeu ne sont pas de même nature. La forclusion, pour Lacan, n’est pas un refoulement plus profond, mais un tout autre processus.

– J.G. ira plus loin encore, puisqu’il référera les psychoses à un déterminisme différent de celui des névroses : elles ne s’expliquent pas au même niveau de rationalité. Nous y reviendrons tout à l’heure.

Paranoïa et identité.

– J.L. est psychiatre des hôpitaux et se trouve d’emblée confronté à la question de la psychose, contrairement à Freud, qui travaille en libéral. Il s’intéresse d’emblée à la paranoïa, qui est « la » psychose de la psychanalyse, et il lui consacre donc sa thèse.

– Ce faisant, il est conduit à travailler plus particulièrement la question de l’identité et à théoriser la dimension de la relation, puisque le paranoïaque peut se définir comme un malade de l’altérité.

– Lacan, à sa façon, produit une théorie de l’identité et de la responsabilité et J.G. y reconnaîtra une démarche authentiquement sociologique au sens où elle dévoile ce qui est au fondement même des rapports humains. l’approche que fait Lacan du sujet, en le définissant comme présence-absence, sera reprise par J.G. qui confère à l’absence (autre nom de l’arbitraire) un statut analogue à celui de l’impropriété au niveau du signe.

Théorie du transfert.

– De même, l’angle d’attaque qui est celui de J.L., à partir des psychoses, le conduit à théoriser de manière remarquable la question du transfert. Le transfert est pour lui un phénomène qui trouve son explication dans le registre du désir, mais qui joue sur la relation.

– La théorie du transfert que développe J.L. et ses propositions de résolution permettent notamment d’approfondir ce qui se joue dans la relation. La psychanalyse constitue de ce point de vue une situation expérimentale (au sens plein du terme) inégalable.

– Cette théorie permettra à J.G. d’asseoir sa propre théorie dialectique de la personne. Si la psychanalyse est entre autres une formation à l’absence (P. Kaufmann), c’est bien que l’absence est déterminante, même si ce moment implicite de la personne se trouve constamment annulé par un autre moment d’investissement dans une présence.

III – LES DIVERGENCES ET LES PROLONGEMENTS DE JEAN GAGNEPAIN

Sur quels points les deux auteurs se séparent-ils ? Quels sont les endroits où ils divergent le plus ? En quoi, par ailleurs, Jean Gagnepain prolonge-t-il l’œuvre de Lacan et de Freud ?

1) La déconstruction

Une histoire différente.

– L’histoire de chacun n’est évidemment pas sans importance. Leur itinéraire l’arien de commun. J.L. vient de la psychiatrie et s’intéresse donc d’abord aux névroses et aux psychoses. J.G., lui, s’intéresse à la pathologie par le biais des aphasies. Autrement dit, il s’inscrit dans le champ de ce qu’on appelle la neurologie.

– J.L. s’intéresse aussi aux aphasies (et notamment aux travaux de Jakobson), comme Freud, par ailleurs, s’y est intéressé (à l’époque, on est nécessairement neuropsychiatre en France). Mais il vient à la linguistique et à SAUSSURE à travers Lévi-Strauss et une théorisation qui confère au langage un statut privilégié : il est le critère même de l’humain.

– J.G. part, lui, des problèmes de langage envisagés sous leur angle spécifique (les aphasies sont des troubles du signe). Il s’aperçoit rapidement que certains problèmes de langage ne trouvent pas leur explication au niveau du signe et il est amené à faire l’hypothèse de déterminismes différents. Il casse ou « déconstruit » le langage qui ne peut plus être saisi comme une réalité homogène.

Le refus du fondamentalisme (ou de l’unilatéralité).

– L’entreprise de Lacan se situe, encore une fois, dans la suite de celle de Lévi-Strauss : l’analogie (les phénomènes humains sont structurés) se mue chez eux en une identité (l’homme, c’est le langage). Tout le problème réside en quelque sorte dans le statut du « comme » dans le fameux aphorisme « l’inconscient est structuré comme un langage ».

– J.G. refusera le fondamentalisme, c’est-à-dire une explication de l’humain qui s’en tient à un seul registre explicatif. d’abord, il n’est pas vrai que tout soit langage chez l’homme ou que le langage suffise à rendre compte de la spécificité humaine ; ensuite, il existe donc d’autres déterminismes de l’humain que celui qui régit spécifiquement le fonctionnement du langage.
– A chaque fois, c’est la pathologie qui l’oblige à dissocier les déterminismes. Les tropes n’ont pas l’importance que Lacan leur donne : il exploite régulièrement l’ambiguïté des mots, fera remarquer J.G., alors qu’il s’agit scientifiquement de restreindre leur portée.

Ni hiérarchie, ni prééminence.

– Les plans sont donc nécessités par la clinique qui permet leur autonomisation. La clinique oblige à déconstruire la rationalité: elle se diffracte. En d’autres termes, si le Symbolique est le registre de détermination de l’humain, il doit éclater : il n’est plus un, sauf à se payer de mots et à exploiter leur polysémie.

– Certes, le « désir » (pour parler comme Lacan) est un déterminisme essentiel de l’humain, mais il n’est pas le seul. l’originalité de la réflexion de J.G. réside dans le point suivant : il est vrai que rien n’échappe au désir et qu’il s’empare de tout l’humain, mais il n’est pas vrai en revanche qu’il suffise pour expliquer la totalité du fonctionnement de l’homme.

– Entre les « plans », il n’est aucune hiérarchie : le désir ne rend pas compte de l’existence des autres plans, et il n’a aucune espèce de prééminence sur eux. Il en est de même pour chacun des plans. Cela relativise le rôle du désir, seul « moteur » de l’humain pour Lacan et les psychanalystes.

2) Personne et norme

un déterminisme du social (l’opérateur de la personne).

– La plus grosse difficulté pour les psychanalystes qui essaient de se familiariser à la TDM est sans nul doute la déconstruction des plans 3 et 4, en l’occurrence ceux de la personne et de la norme. c’est la déconstruction en général qui constitue l’apport le plus original de la TDM ; mais la dissociation des plans 3 et 4 fait particulièrement problème, car elle s’oppose à l’ensemble de la doxa contemporaine (pas seulement donc à la doxa psychanalytique).

– Or Jean Gagnepain va refuser d’identifier le désir et la sexualité; il va faire remarquer que la problématique du désir n’explique pas celle de l’identité, que le rapport particulier de l’homme à la satisfaction ne saurait rendre compte de la façon dont il noue socialement des liens.
– J.G. va faire de la personne le déterminisme du social, c’est-à-dire cet opérateur qui nous rend capable de socialité, quelle que soit la société dans laquelle conjoncturellement (politiquement en l’occurrence) on s’investit nécessairement. La personne, en tant qu’opérateur, n’est pas sans rapport avec des notions lacaniennes comme celle de « métaphore paternelle », de « Nom-du-Père » ou encore de « castration » : elles permettent de rendre compte aussi de l’introduction de l’homme au social. Mais elle n’emporte avec elle aucune connotation désirante : le désir n’a rien à voir avec la personne dans ce qui la fonde.

L’essence du discours (tropes et allégorie).

– La structuration spécifique du désir, J.G. la met d’abord en évidence à partir du « discours ». Le discours, c’est donc le langage en tant qu’il se trouve pris dans la problématique désirante et procède d’une intention de dire, d’un « vouloir dire ». Il suppose un détour (c’est ce que signifie en français le terme de discours). Il témoigne en effet d’une réticence à dire : il n’est pas possible de tout dire et nous contournons sans cesse cette limite que nous donnons à nous-mêmes. J.G. parle ici de « cens » (dérivé de « censure »).

– Si le discours est détour, il est allégorie. Il est en quelque sorte un dire au-delà, ou en deçà, du dire : ce n’est pas l’énoncé qui compte, mais ce qu’il emporte avec lui de satisfaction et de frein à la satisfaction en même temps. On rejoint ici la problématique freudienne du lapsus et du mot d’esprit.

– Aussi bien J.G. demande qu’on ne confonde pas les tropes (qui sont une affaire de rhétorique) avec les processus allégoriques (qui relèvent de l’axiologie). Autrement dit, il vaut mieux ici être freudien que lacanien et parler de condensation et de déplacement plutôt que de métaphore et de métonymie. Les processus primaires qu’a dégagés Freud n’ont rien de linguistique en eux-mêmes. Freud, d’ailleurs, déverbalisait le jeu de mot en faisant remarquer que ce qui était en œuvre dans le langage dans le lapsus l’était de la même façon dans l’acte manqué qui n’a rien de langagier. Il est vrai que la condensation et le déplacement présentent des particularités tout à fait analogues aux processus rhétoriques, mais on ne saurait en conclure que c’est le langage qui les explique.

Discours et interdit (le manque).

Le discours ne relève donc pas de la glossologie ; il ne questionne pas la raison des mots eux-mêmes, mais cette autre raison qui traverse le dire au même titre qu’elle traverse le faire et l’être, rendant compte de tout comportement quel que soit par conséquent le support qu’il emprunte. Le discours ressortit, à l’axiologie ou à la critique. Il fait avec un interdit que d’une certaine manière il contourne : par conséquent il travestit. Aussi donne-t-il toujours prise à de l’interprétativité.

– Par conséquent, dans le discours, ce qui compte, ce sont les processus de restriction auquel nous nous soumettons et les autorisations que nous conférons à dire malgré tout, en tenant compte des limites que nous nous sommes données.

Ce n’est pas qu’il énonce qui importe, mais ce qui à travers lui s’annonce, dira J.G. (ce qui se dit sans se dire, encore une fois). Le discours a statut de kérygme, explique Jean Gagnepain : il emporte toujours autre chose que ce que nous souhaitons dire dans le moment même où nous nous exprimons. Il est gorgé d’allusif et ne peut se présenter que comme fabulation.
– Nous retrouvons quelque chose de l’ordre du manque de Lacan, jouant dans le langage au même titre que dans n’importe quel autre comportement humain. Nous nous abstenons de dire tout en disant, comme nous nous abstenons de faire tout en faisant quand même (le biais technique n’étant ici que le moyen de trouver une satisfaction qui n’est jamais immédiate), comme encore nous nous abstenons d’être tout en étant quand même (nous participons d’une « autre scène » que celle qui se joue dans l’instant. c’est là toute la problématique du transfert)

3) L’autonomisation du 4ème plan (l’autre désir n’est pas le désir de l’autre)

La dialectique éthico-morale.

– L’interdit qui frappe notre dire, à quelque niveau qu’il se situe, n’empêche pas l’expression. Nul n’en reste donc, sauf pathologie de type névrotique, au seul moment de l’interdit. Mais tout discours porte en revanche les traces de l’interdit avec lequel il lui faut composer. Cet interdit constitue, comme l’indiquait Freud, un « contre-vouloir » qu’il nous faut contourner pour obtenir une certaine satisfaction. Ce contre-vouloir, Freud l’a assimilé à une censure et il l’a désigné du terme de refoulement. Jean Gagnepain, quant à lui, empruntant, à Spinoza, désigne ce contre-vouloir du terme de noloir. Il s’agit d’une forme de perte que nous devons comprendre comme un rationnement que l’homme s’impose paradoxalement à lui-même. On rejoint dès lors le tabou de Freud, dont lui-même nous dit qu’il n’est rien d’autre que l’impératif catégorique de KANT, à la dimension inconsciente près.

– Chez le névrosé, ce noloir se trouve en quelque sorte réifié et recherché pour lui-même ; il ne constitue normalement qu’un aspect d’un processus contradictoire, plus exactement qu’une des phases de la dialectique éthico-morale. La morale représente, en effet, le moment de d’investissement de cette abstraction éthique dans une satisfaction qui doit alors faire avec la règle posée. Ce processus dialectique est d’un tout autre ordre que celui qui commande les relations sociales et le fameux registre de l’altérité. Pour la théorie de la médiation, l’éthique est une affaire, non pas personnelle, mais qui n’implique aucunement la dimension du social et des rapports d’altérité.

– En tant qu’il est moral, l’homme s’interdit à lui-même la satisfaction immédiate, l’autre n’étant pour rien dans le principe même de cette opération. Aussi bien Jean Gagnepain évoque-t-il une « auto-castration », distincte donc de la castration qui se joue dans le registre du social, ou encore un « auto-rationnement » : « Ça » rationne ou « ça » s’abstient en l’homme, si l’on peut dire

L’illusion de l’appel à l’autre.

– Comment rendre compte de l’existence de cette abstinence ou, si l’on préfère, de son émergence ? Sur ce point, les psychanalystes répondent tous comme un seul homme : à partir de l’autre. l’autre nous l’apprendrait par ses interventions ; il créerait en nous le manque que secondairement nous intérioriserions. En posant par exemple que le désir est désir de l’autre, Lacan n’a pas donné dans la limpidité. Car une telle formule, maintes fois reprise dans son œuvre, demeure « surdéterminée », ainsi que Lacan lui-même le souligne. Le « de », notamment, est ambigu, au même titre que dans cet autre aphorisme célèbre : « l’inconscient est le discours de l’autre ». Il peut s’agir, en effet, du désir émanant de l’autre ou du désir portant sur l’autre. Comme chez HEGEL, le désir a en fait ici pour objet un désir qui est celui d’autrui, lequel doit finalement pouvoir reconnaître ce désir qui lui est adressé et y répondre.

– Par conséquent, dans une telle appréhension des phénomènes, la question du désir se trouve d’emblée prise dans une relation d’altérité. l’autre, c’est donc d’abord autrui, l’accent étant aussitôt mis sur la dimension de rivalité et de recherche de reconnaissance. Or que le sujet ait en effet à faire avec l’autre à propos de son désir paraît incontestable, mais une telle analyse laisse entière, aux yeux de J.G. (et de tous ceux qui veulent bien y réfléchir) la question de ce dont le désir lui-même procède. D’où vient-il donc ce désir dont il est postulé qu’il a d’emblée à tenir compte de l’autre et ne saurait faire sans ? Il faut bien admettre que le désir lui-même se trouve formalisé à un autre endroit que celui où il se négocie.

Le manque (c’est-à-dire ce que nous appelons l’abstinence) se trouve chez Lacan (mais aussi bien chez Freud) rabattu sur l’absence (et corrélé à notre arbitraire de la personne). La médiation que suppose le désir proprement humain se fait sur-le-champ médiation de l’autre. Freud, déjà, va chercher dans les circonstances, ou plus exactement dans les conditions historiques qui permettent au jeune enfant de parvenir à l’expérience de satisfaction, ce qu’il en est des caractéristiques mêmes du désir. Aussi, d’entrée de jeu, l’expérience de satisfaction qui rend compte du désir se trouve-t-elle corrélée à la dimension de l’autre, dans la mesure où c’est par ce dernier qu’elle va advenir. Autrement dit, les dimensions d’altérité et de manque se trouvent à la fois engagées sans pouvoir être distinguées : l’enfant ne pouvant trouver la satisfaction que « par suite d’une intervention étrangère », le désir vise chez lui le retour de la présence secourable qui a pu primitivement satisfaire le besoin.

Chez Lacan comme chez Freud, la théorisation fait en réalité l’impasse sur l’instauration même du désir ; il se trouve présuppose dans la relation de l’expérience de satisfaction et de la confrontation des désirs sans qu’il n’en soit jamais rendu compte.

L’autre n’a pas le pouvoir qu’on lui prête.

– Pourtant, chez Freud, le renoncement à la jouissance est en même temps originel : l’interdit ne saurait être la conséquence d’une position morale qu’on tiendrait de l’autre ; il est constitutif du désir proprement humain. Pour Lacan, de même, le manque n’est pas foncièrement manque de quelque chose, fût-ce de la mère : il se fait manque en soi, comme principe. Et le « de » de la fameuse formule du désir rappelée ci-dessus n’appelle aucunement un objet direct (l’autre serait l’objet de mon désir). Le désir que vise Lacan tire en fin de compte son origine – sa cause, comme il le dit – du lieu de l’autre, c’est-à-dire d’un vide fondamental.

– Jean Gagnepain fera remarquer que l’autre, au sens de celui qui me fait entrer dans une relation d’altérité, ne me confère pas plus la norme qu’il ne me confère le signe. De la même manière que les mots ne s’expliquent pas au niveau où ils s’échangent, les désirs ne sauraient se formaliser au plan où ils se négocient.

Du fait que c’est toujours l’autre (le parent, la plupart du temps) qui apporte au jeune enfant en état d’incomplétude ce dont il a besoin, on ne peut en conclure que c’est cet autre qui crée en lui, par socialisation, le manque ou l’abstinence. L’explication par l’histoire vient alors menacer l’autonomie du principe qu’on prétend mettre en évidence.

Et le schéma, somme toute naïf, de l’intériorisation de l’interdit (l’hypothèse du Surmoi) ne peut aucunement suffire.

– Toute la démarche de Freud, plus encore peut-être que celle de Lacan, consiste, malgré les difficultés, à tenter de poser l’immanence du fait moral, c’est-à-dire son irréductibilité à toute autre forme d’explication, notamment sociale. Pour la théorie de la médiation, les choses sont claires : la norme se fait à elle-même sa propre cause et ne s’infère d’aucun autre déterminisme que le déterminisme éthique lui-même. l’éthique, comme le soutient également Lacan dans le séminaire qu’il a fait sur cette question, se situe au-delà de l’obligation (sociale) et de la sanction (qui n’est pas à confondre avec la punition qu’on s’inflige en quelque sorte à soi-même, lorsqu’on a transgressé les règles que l’on s’était données). A cet égard, il est légitime de soutenir, que la théorie de la médiation, autonomisant le plan de la norme, poursuit véritablement l’œuvre de Freud en poussant son raisonnement et ses recherches jusque dans leurs ultimes conséquences.

Mais, surtout, l’autre ne saurait me conférer la norme, parce que la rationalité ne vient jamais de l’autre. Une capacité, quelle qu’elle soit, ne se donne pas, ni ne s’apprend. L’autre ne saurait par conséquent me gratifier d’une capacité dont je ne serais pas moi-même au principe. Il n’a pas ce pouvoir ; aussi bien ne me rendra-t-il pas moral si je ne dispose déjà en moi-même du principe qui me permet de me priver, de régler mon comportement et de poser du même coup du Bien. l’autre ne fera que me permettre de jouer de cette capacité, c’est-à-dire de l’exercer dans le cadre d’une certaine relation avec lui ; s’il ne la crée pas, il fournit donc l’occasion de la mettre en œuvre et c’est déjà beaucoup. Mais il ne pourra me l’administrer et, de mon côté, je ne saurais attendre de lui ce qui ne tient qu’à moi, même si je tends fréquemment, par projection, à le lui imputer. c’est ce que formule remarquablement WINNICOTT, notamment dans un article intitulé « le sens moral inné du nourrisson ».