Rhétorique et Réticence : pour une axio-linguistique.
Bernard Couty
Si l’on nous demande de répondre topologiquement à la question fondatrice posée dans un Colloque [1] : d’où ça parle ? , nous ne sommes pas sûr que l’on puisse apporter pour réponse : ça parle d’ici et non d’ailleurs .
D’une part parce que « ça » peut se décliner comme « ça va bien » (es : le ça freudien), comme « pas de ça ! » (so), « il ne manque plus que ça ! » (das) voire comme le Dasein qui confère ontologiquement l’être. Mais quel être ?
D’autre part parce que nous sommes confrontés à l’hétérogénéité des phénomènes évoqués dans l’argument du Colloque. Par exemple : la « parole » dans laquelle s’introduirait celui qui parle. Saussure avait posé la grammaire hors du temps, dans ce qu’il appelait « la langue », voyez son analyse formelle de la valeur, et « la parole » dans l’histoire, c’est-à-dire dans le social. Le « speech » de Chomsky ne nous paraît pas fondamentalement différent, puisqu’il relève du corpus lequel n’est au fond guère plus, chez lui, que l’ensemble du dit. La « parole » connaît bien des avatars en raison de la multiplicité d’approches que nous n’évoquerons ici qu’in absentia pour affirmer qu’il s’agit là d’un phénomène et non, pour le moment, d’un objet scientifique, s’il est vrai qu’il n’est qu’une science et une seule pour un objet. La multiplicité des approches ne laisse pas de faire obstacle.
Il n’est pas certain que convoquer ici le linguiste soit propre à débrouiller l’écheveau. Admettons par défaut que « la parole » soit une mise en pratique de la langue par un locuteur. Admettre cela ne nécessiterait pas moins que l’on définisse ce qu’est l’objet « langue », et cette définition ne serait pas nécessairement saussurienne, et que soit également défini le locuteur : quel est son statut ? N’est-il que celui qui produit un message ? Ou bien est-il celui, émetteur, qui module son message en y mettant quelque chose de lui- même, son « style », sa manière de parler une langue qui lui préexisterait comme « prêt-à-parler » ? Encore, si nous parvenions à répondre n’aurions-nous parcouru qu’une partie du chemin hypothétique, en ce sens qu’un trait d’union, dans l’argument du Colloque, associe « se dire » à « vouloir-dire ». Celui qui « est » est-il celui qui « veut » ? La question pourrait paraître saugrenue, qui postule que l’être et le désir se situent, pour filer la métaphore topologique initiale, au même lieu. Lieu, signalons-le au passage, d’où partirait « l’impetus » médiéval qu’en l’occurrence on baptiserait « intentionnalité », mettant la parole en branle.
Nous soutiendrons cependant que cette question est pertinente si l’on considère les diffractions qu’opère la pathologie dans le fonctionnement humain. Nous nous appuierons ici sur la théorie de la Médiation, de Jean Gagnepain, ignorée pendant des années mais qui commence à être reconnue. Il n’est pas certain que la nosographie à laquelle nous nous référons fasse l’unanimité, mais au moins nous permet-elle de proposer une diffraction de la rationalité humaine en quatre modalités, ou « plans de rationalité », comme l’indique le tableau suivant :
Chaque plan de rationalité trouve sa justification dans ce que nous révèle, de manière non immédiate, la clinique des pathologies. À chaque plan s’opère un mouvement dialectique en deux phases simultanées où l’instance (la structure) nie l’entité naturelle et où la performance nie l’instance. Nous saisissons phénoménalement la performance, porteuse contradictoirement de la négativité de l’instance et de sa propre positivité en regard de l’expérience. Toutefois, les quatre analyses fonctionnant simultanément chez le sujet normal, tout nous est donné « en bloc », ce qui condamne l’observation empirique à ne saisir qu’une résultante.
Le tableau et cette brève explication suffiront, nous l’espérons, à comprendre pourquoi nous soutenons que celui qui « est » en tant que Personne, n’est pas celui qui « veut » ni celui qui « parle » ni celui qui «travaille » : à chaque fois, un plan différent est concerné ; l’intelligence humaine est quarte et aucun plan ne l’emporte hiérarchiquement sur les autres. La preuve nous en est fournie par la clinique ; par exemple l’aphasique subit une attrition de la grammaire il ne produit plus de messages à proprement parler, ce sont des messages reflétant la pathologie, mais demeure capable de technique, de relation sociale et de régulation éthique. En l’occurrence, ce n’est pas sa personnalité qui est atteinte. En revanche, le paranoïaque contrôle vocabulaire, syntaxe, technique et même restriction éthique, mais ne peut pas faire de lien social. L’attrition d’un plan de rationalité, donc, ne compromet pas le fonctionnement des autres plans même s’il peut éventuellement se manifester une compensation dans un autre plan. Ainsi le paranoïaque peut-il éventuellement s’ériger en intransigeant vertueux ou en brillant orateur. Il s’ensuit une difficulté supplémentaire quant à l’établissement d’un diagnostic : le trouble se situe rarement au lieu où il s’observe ; par exemple la paranoïa peut parfois manifester des traits voisins de ceux de la névrose, et le clinicien doit trouver le moyen de trancher entre fabulation névrotique et délire psychotique. Aussi la nosographie sur laquelle nous nous appuyons est-elle « purifiée », la maladie, dirait Jean Gagnepain, étant toujours plus simple que le malade !
Pour revenir à notre problématique, tout n’est pas langage chez l’homme. En cela la théorie de la Médiation se distingue nettement du modèle lacanien du « Symbolique » qui fait du langage le critère de l’humain. Une autre différence tient au fait que la Médiation ne considère pas le désir comme seule détermination de l’humain. Il est vrai que rien ne lui échappe, mais non plus que le langage, il ne suffit à expliquer la totalité du fonctionnement humain. Il s’ensuit que le quatrième plan, axiologique, ne peut pas être considéré par nous comme le lieu privilégié « d’où ça ne parle » ni le désir (ou l’intentionnalité) être considéré comme l’impetus. De plus, contrairement à l’aphorisme lacanien célèbre, « l’autre désir » n’est pas « désir de l’autre », autrement dit l’Autre n’est en rien l’origine du contournement d’un interdit que l’on repère dans les conduites ou dans le discours, ni de l’interdit lui-même : la problématique du désir, dans la théorie de la Médiation, est distincte de celle de l’altérité, et il n’y a introjection surmoïque que sur un mode mythique, dans la pathologie névrotique. Le plan axiologique est donc pour nous distinct du plan sociologique, et parfaitement autonome, même si, par ailleurs, le désir se négocie.
Afin de débrouiller l’écheveau, il convient maintenant de dire que l’autonomie des plans de rationalité n’empêche pas qu’ils soient constamment en interaction. Qu’autrement dit, un plan -l’infrastructure- peut en prendre un autre pour contenu – le plan incident. L’exemple suivant permettra, nous l’espérons, de mieux comprendre ce point-là.
Soit une situation vécue :
Au cours d’une réunion d’ambassade, l’Ambassadeur s’adresse au conseiller C3 : « Ne trouvez-vous pas qu’il fait un peu chaud ici ? » C3 se lève et ouvre la fenêtre, ayant interprété le message comme équivalant à : « ouvrez la fenêtre ! ». La question est de savoir pourquoi C3 établit l’égalité:
« Ne trouvez-vous pas qu’il fait un peu chaud ici ?» = « Ouvrez la fenêtre »
Trois ordres de modalités convergent simultanément :
- a) En premier lieu, il est un objet qui se dit auquel on réfère dans une conjoncture donnée et transitoire, substantif d’une proposition. Ce qui est prédiqué et énoncé : « Ne trouvez-vous pas qu’il fait un peu chaud ici ?»
- b) En second lieu, A parle français et, s’adressant à un Français, ne dira pas «Don’t you think it’s a little hot in here ?».
- c) En dernier lieu, A tient compte implicitement de la brutalité d’un autre propos, impératif : « ouvrez la fenêtre» et, finalement, le détourne ou mieux le transfère en parlant d’autre chose. Notons que ce transfert n’abolit pas l’ordre – la relation sociale demeure- mais simplement le tempè
En l’occurrence, la modalité du Signe s’est trouvée deux fois prise comme contenu. Premièrement, le Signe fait l’objet d’une convention sociale sur les mots : c’est la langue ; à ce titre, ce qui fait « française » notre phrase n’est pas ce qui la fait « phrase ». Le plan de la Personne a pris celui du Signe pour plan incident. Deuxièmement, le Signe fait l’objet d’une restriction axiologique sur les mots : voilà ce que la théorie de la Médiation appelle « le discours » ; à ce titre, ce qui fait de notre phrase un « mot d’esprit » – au sens quasi freudien du vocable- n’est pas ce qui la fait « phrase ». Le plan de la Norme a pris celui du Signe pour plan incident. Récapitulons ceci par un schéma, malheureusement topologique alors que nulle topologie n’intervient :
Cette analyse devrait trouver sa justification clinique. Nous passerons rapidement sur l’aphasie qui, empêchant de produire du Signe, entraîne pratiquement l’impossibilité de produire un énoncé comme celui de A. En revanche, si A présentait le syndrome de Warrington [2] la séquence pourrait être : « Ne trouvez-vous pas qu’il (….) » ou « Ne trouvez- vous pas que température ? ». Un ou plusieurs mots pourraient manquer ou être remplacés par des termes catégoriels plus ou moins vagues.
Ce phénomène, décrit comme « aphasie sans perte de grammaticalité » s’oppose à l’aphasie réelle (ici aphasie de Wernicke) en cela que le mot n’est pas structuralement indisponible mais qu’il est « étranger » ; le malade a une expression normale, mais butte à chaque instant sur la compréhension : « c’est quoi, vacances ? c’est quoi, dessiner ? » [3] . Le syndrome s’oppose point par point aux amnésies, le malade conserve la mémoire antérograde et la mémoire récente, conserve son histoire personnelle mais a oublié celle de son groupe, il présente parfois, aussi, une prosopagnosie. Linguistiquement, il présente une perte du savoir de la langue. Tous ces symptômes tendent à montrer que l’origine du trouble se situe au plan de la Personne, là ou pour la Médiation s’origine l’histoire, le social, et qu’il se montre dans la langue par l’extranéité des mots : leur nécessité s’éprouve toujours, mais ils ne font plus partie du savoir de la langue.
L’aphasie ou le syndrome de Warrington ne compromettent pas pour autant la réticence à dire. En revanche, on pourrait imaginer A tournant sans cesse autour du pot et produisant : « Ne pensez-vous pas qu’il serait souhaitable d’envisager d’ouvrir la fenêtre, car il fait très chaud ici ». Dans ce cas, il ne manquerait rien ni au signe ni à la langue, mais le locuteur ferait montre d’une véritable impuissance au niveau du discours (schizorrésie) qui le conduirait à exagérer l’emphase, à faire un message asymptotique ; nous serions en présence d’une névrose d’hystérie. On pourrait tout aussi bien considérer l’autre versant, la psychopathie : A pourrait émailler son discours de jurons comme le ferait un reluctant. Cette fois, il y aurait abolition de la censure sur les mots ( parrésie [4]).
Nous ne sommes pas dupe de la simplification apportée par ces exemples, mais nous pensons – pour l’avoir observé nous-même – que le clinicien pourrait les retrouver dans le « dire » des patients.
Il découle de cette modélisation que, pour en revenir au thème du Colloque, que « ça » ne parle pas que d’un plan, mais, en fait, de trois : Signe, Personne et Norme. Et même de quatre, si l’on prenait en compte la technicisation du Signe qu’est l’écriture. En conséquence, comme l’indique le tableau suivant:
si le logos peut nous autoriser à fonder quatre sciences : glossologie (le Signe se prenant lui-même pour objet), ergologie (le Signe prenant l’outil pour objet), sociologie [5] (le Signe prenant pour objet la Personne et le lien social dont elle est capable), l’axiologie (le Signe prenant la Norme pour objet), nous pouvons également fonder douze champs. En ce qui concerne notre propos, ces champs seront au nombre de trois : l’ergolinguistique, province de l’ergologie, où le Signe est technicisé en écriture ; la socio-linguistique (ou simplement « linguistique »), province de la sociologie, où le Signe est convenu en mots ; l’axiolinguistique, où le Signe est régulé en comportements.
Cela nous permet de distinguer, en diffractant la globalité hétérogène et surdéterminée d’un phénomène de langage, quatre « objets », trois seulement si nous nous en tenons à l’oralité : le Signe, la langue, la réticence (discours).
Nous laisserons de côté la langue, quoique le troisième plan ne soit jamais normalement absent de la problématique, pour ne considérer que les rapports du Signe et de la réticence, c’est-à-dire les rapports du sens au cens.
Le sens est, en tant que phénomène, surdéterminé en cela qu’il peut se diffracter lui aussi en quatre objets distincts relevant respectivement de la glossologie, de l’ergo-linguistique, de la sociolinguistique et de l’axio-linguistique. En effet, pour autant qu’à chaque fois le plan du Signe est concerné, le sens manifeste résultant de la tension entre le message et l’expérience [6] peut être artificiellement produit par l’écriture, socialement négocié, axiologiquement rationné. Notamment, nous dirons que l’axio-linguistique est « le rationnement du sens » [7].
Cela veut dire que le sens rationné est le fait d’un cens, que l’on s’est accordé licence de dire contre paiement d’un « prix », et ce prix-là est toujours un renoncement à un « vouloir- dire » qui devient, pour utiliser un vocable de Spinoza repris par Jean Gagnepain [8], un « noloir » ou « non-vouloir », ici un « noloir-dire ». Voilà pourquoi nous parlons de « réticence ». Or l’origine de la réticence est spécifiquement au plan axiologique, elle ne résulte pas, pensons-nous, de l’introjection d’un « sur-moi » issu du plan sociologique faisant de l’Autre un garant de nos licences ; le contraire, avons-nous dit plus haut, relèverait de la névrose. L’acte, donc, est rarement celui que l’on est souhaité poser : il résulte de la dialectique refoulement- transfert, laquelle, pensons-nous contrairement à la psychanalyse freudienne, n’a ni caractère pathologique ni caractère spécifiquement libidinal s’il est vrai que le désir n’est pas nécessairement asservi à l’Eros. Le refoulement crée structuralement du vide, du manque, le transfert tend performantiellement à combler cette béance, sans complétement y parvenir puisque, quelquefois, on assiste au « retour du refoulé ». Ce qui fait que tout comportement résultant de cette dialectique porte nécessairement la contradiction qui le fonde. Il n’en va pas autrement du comportement langagier : le rationnement nous conduit nécessairement au « mensonge » , disons à l’hypocrisie, et tout message, en même temps qu’il réfère glossologiquement en recherchant la propriété, est axiologiquement amphibologique ; en somme, il « dit sans dire tout en disant » . La pathologie là-dessus nous renseigne. Si l’on considère la nosographie proposée par la théorie de la Médiation, nous opposerons les névroses, résultant d’une réification de la capacité structurale de refoulement (autolyse) aux psychopathies, résultant d’une attrition de cette même capacité (fusion).
Concernant le « dire », le névrotique se fixe au « noloir-dire », se condamnant à ne jamais transgresser licitement (schizorrésie). Cela peut provenir d’une impuissance à gager son propos, c’est-à-dire à surestimer un prix dont le malade n’est jamais quitte ; l’obsessionnel multiplie ainsi les détours et fait montre d’emphase, tandis que le phobique repousse le moment d’en parler ou en évite l’occasion. On remarque notamment des mots manquants, des trous, des vides dont l’inventaire caractérise le parler d’un phobique, lequel peut aussi se taire ou baisser le ton pour s’assurer une aire de discrétion. L’autre impuissance concerne le titre, c’est-à-dire la satisfaction attendue du gage. Celle-ci est plus souvent citée, puisque c’est par l’hystérie que Freud a commencé ses travaux, voir les tropes freudiens. L’hystérique tourne sans cesse autour du pot, essaie de multiples comportements sauf celui qui lui permettrait d’aboutir, d’où l’impression de rodomontade théâtrale qu’il donne parfois : « je pourrais si je voulais », « je sais, mais… » ; s’il est mis en demeure de dire, il ne dit qu’asymptotiquement, en cherchant à détourner et à conjurer le sens [9].
Sur l’autre versant, le psychopathe, incapable de gager ou de titrer, mais cette fois par attrition de l’instance structurale, abolit la censure. Son dire parrésique nous indique a contrario ce qui se passe normalement dans la dialectique du transfert. Ainsi les reluctants regimbent sans cesse ; le fait que la reluctance s’exerce assez généralement à l’encontre du code social des bonnes mœurs ne nous remet pas pour autant dans la problématique mythique de l’introjection d’un « sur-moi » venu de la société : pour qu’un code comportemental soit socialement convenu, il faut encore qu’une instance nous rende accessibles à la dimension de l’interdit, et cette instance, pour nous la Norme, manque au reluctant qui ne peut gager son propos. Les reluctants, objecteurs ou fugueurs, sont pratiquement condamnés au juron perpétuel. Par « juron », nous n’entendons pas seulement les « gros mots », n’importe quel mot pouvant faire l’affaire, mais très exactement un « raté » de cet aspect de l’allégorie qu’est l’euphémie, caractérisant le parler normal. Autrement dit, la crudité du propos transparait sans détour, qu’il s’agisse de cacophèmes, de blasphèmes, ou simplement de « Youpee », « Alleluiah » voire « Kyrie eleison » ; la décision est ici mise entre parenthèses.
De son côté, le délinquant -soit que, libertin, il fasse et dise ce qui lui passe par la tête, soit que tel le toxicomane il témoigne d’une totale impuissance à ne pas se satisfaire- est condamné au lapsus perpétuel. Le fait d’avoir consacré trop d’attention à de beaux cas de lapsus a fait oublier qu’il ne s’agissait pas d’un « raté » linguistique mais que, par suite d’un effacement morbide ou conjoncturel du discours, le désir s’y disait sans intention et hors de propos. De là l’incohérence des propos, par exemple de ceux de l’alcoolique. Le lapsus nous apparaît donc comme un raté du mot d’esprit qui caractérise l’autre versant du parler normal, titré.
De ce qui précède, nous pouvons conclure que la grammaticalité n’est pas concernée en tant que telle et que l’axio-linguistique n’est pas science du linguiste ou du glossologue, mais qu’elle relève spécifiquement de l’herméneutique. L’herméneutique, pour la théorie de la Médiation, c’est la prise en compte du fait qu’un message littéralement se décrypte : tout logos est en même temps logogriphe [10] et il faut en posséder la clef.
Il est remarquable que si le logos tend à conjurer les figures, en tentant de rendre le message propre à la référence, la dikê semble s’ingénier à en imposer d’autres ; nous pouvons ainsi opposer les figures de rhétorique aux figures de réticence. Non que ces dernières, pensons-nous, se verraient réserver une fonction particulière de la grammaire ou même un mécanisme distinct de celui, général, qui engendre rhétoriquement les figures ; tout au contraire, nous faisons ici l’hypothèse que les figures de réticence exploitent les mêmes procédés -synonymie, réduction du pantonyme à l’idionyme, autonymie, réduction de l’holonyme à l’hyponyme etc. – qui engendrent tout message. On peut analyser glossologiquement la litote célèbre que Corneille prête à Chimène sans qu’apparaisse autre chose qu’une paraphrase autonymique telle que :
« je ne te hais point » = « je t’aime »
le sens, dirait JY Urien [11] n’étant ni d’un côté ni de l’autre du signe d’égalité, mais étant l’équation même ; mais à s’en tenir à ce seul point de vue, la clef du discours ne nous apparaît pas pour autant. C’est en fait renoncer à comprendre le transfert qui permet de dire un désir sans le dire. Ou, pire, imaginer la grammaire elle-même comme étant responsable d’un transfert qui l’exploite, ou croire que le seul Code des Mœurs imposerait à Chimène de dire ainsi : qu’est-ce qui, alors, légitimerait un discours ainsi légalisé ?
S’il est par ailleurs impropre de parler ici, tout comme en glossologie, de « figures » parce que, loin d’être « écarts » ces procédés constituent très exactement l’ordinaire, nous pouvons distinguer, en axio-linguistique, deux catégories de figures du discours : celles qui engagent le propos et celles qui l’attitrent.
Les premières relèvent de l’euphémie, qui s’oppose au juron du reluctant. Il existe des choses dont il est illicite de parler, c’est l’innommé, le vide. Mais pour en parler tout de même, il faut bien des vocables : là s’opère une condensation, pratiquement au sens freudien du terme ; un vocable « plein » dit le vide. C’est un passage à la limite de la synonymie, le vocable en question étant synonyme de l’innommé ; on engage, en somme, ce que l’on se refuse à gager. Si le vocable ne fait pas problème, l’autre manière d’euphémie et, générativement, de « tourner autour du pot », par prétérition, en exploitant les figures comme la litote de Chimène ou, encore, le fait qu’un crétin avéré ne soit « pas très intelligent ». À la limite de la névrose, le parler politiquement correct abuse de la prétérition d’une manière qui n’est pas sans rappeler le Deckworte du phobique [12].
Les secondes constituent le « mot d’esprit » qui s’oppose au lapsus du psychopathe. Quelque chose peut être gagé, mais pas nécessairement titré. Freud a eu de cela une intuition, peut-être trop linguistique. Mais il avait compris que ce n’était pas un accident de langage, mais la totalité du sens vue du point de vue axiologique. Si l’on ne renonce pas à nommer, ici on choisit de taire et de parler d’autre chose. Voilà ce qu’à strictement parler on peut appeler fabulation, quand la réticence à dire est compensée par une allégorie. Ce processus rejoint le déplacement freudien : aliquid stat pro aliquo, ici encore, mais cette fois par changement de thème, et « les grands chênes » ne cessent pas de « s’abattre » comme les sourires de « s’effacer ». C’est ainsi que l’on conjure, certes la Mort, mais surtout la culpabilité de dire. Autre manière, donc, de se donner licence de dire.
Au bout du compte, à la question « d’où ça parle », nous avons répondu : « de trois ou quatre plans à la fois sans qu’aucun d’eux ne puisse se réclamer de manière impérialiste comme origine d’un impetus mythique. Nous avons ensuite essayé de montrer que « se dire » n’était pas « vouloir dire » et qu’en fin de compte le Signe étant, dans l’oralité, deux fois pris pour plan incident, on ne pouvait le rendre responsable ni des modalités de la langue – problème ici laissé de côté- ni des modalités du discours qui en revanche l’exploitent.
Il s’ensuit qu’en matière d’axio-linguistique, convoquer le linguiste ou le glossologue, c’est le déranger pour rien et qu’en revanche le champ appartient à l’herméneute qui peut décrypter les figures du discours, s’il est vrai que, recoupé par l’axiomatisation, le message fait écran dans la mesure où il y a en lui du culpabilisé qui l’oriente . [13].
19 octobre 2003. Revu 23 octobre 2012. Revu le 07/04/2020
[1] Colloque « D’où ça parle ? », Besançon, décembre 2003.
[2] Warrigton in Sabouraud Le langage et ses maux.
[3] Sabouraud. Le Langage et des maux (O. Jacob)
[4] Parrésie a été emprunté Démosthène, qui désignait ainsi le discours de ses adversaires disant tout et n’importe quoi.
[5] La sociologie étant ici entendue comme science de la Personne, prenant en compte la dialectique du particulier (ipse) et de l’universel (alter et alius), c’est-à-dire de la Personne et de la Personne mise en partage, fondatrice du social.
[6] « Le sens », dit JY Urien, « n’est pas dans les mots, il en sort ».
[7] Gagnepain, Séminaire
[8] Gagnepain, DVD 2
[9] Gagnepain parle à ce sujet d’ apotropaïque : les anatropes sont des procédés périphrastiques de conjuration du sens.
[10] Gagnepain, DVD 2
[11] Jean-Yves Urien, La Trame d’une Langue : le Breton.
[12] En revanche, la chose pourtant gagée peut être dite en prenant d’autres précautions s’apparentant aux gestes averuncateurs, manière parlée de toucher du bois pour conjurer crainte ou gêne : c’est l’imprécation, le recours aux vocables proscrits qui, paradoxalement, atténue la déviance.
[13] Jean Gagnepain, séminaire « Du sens », 21 avril 1977, Université de Rennes 2. Inédit.