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Individualisme - Individu

Pour essayer de relancer le forum, après les vœux d'usage (pour une année moins pesteuse [en tous sens] que la précédente).
"L'individualisme" : concept anthropologique ou vocable fourre-tout ? La question semble de peu d'intérêt a priori, cependant elle conduit presque inéluctablement à réfléchir sur ce qu'implique ce vocable en matière de reductio ad naturam de la Personne. Avec ses conséquences sur LE politique.
"Individu" : ce qui ne peut être divisé, le vivant. Divisio necat, la division tue. D'emblée l'individu apparaît comme l'être de nature, mais l'être de culture, lui, est sujet pour la psychanalyse, personne pour la Médiation. Il y a manifestement un seuil consubstantiel à notre Dasein (être-là) faisant, au dire de Pascal, que nous ne sommes ni ange ni bête mais que qui veut faire l'ange fait la bête.
On attribue au libéralisme (encore un vocable fourre-tout !) un tropisme vers l'individualisme. Je suppose qu'il existe tout aussi bien un individualisme "illibéral". L'individualisme devient alors plus ou moins synonyme a) d'égotisme (à la Stendhal), b) d'égoïsme, c) d'hédonisme, d) de comportement anti-social, e),..,z)... J'arrête-là le catalogue, il faudrait plusieurs pages pour ne pas arriver à faire le tour de ce qui n'est abordé que de manière positive, id est sans défaire l'embrouillamini du phénomène.
Je ne développerai pas davantage, restons vague pour le moment. Mais quelque chose me dit que l'on retrouvera des considérations déjà pas mal exposées sur la liste Tmediation, thème "désintoxication" (pour les abonnés à la liste).
Cela vous dit-il d'en parler ?

Je viens seulement de voir ce nouveau sujet. Je ne suis pas sûr qu'un forum soit aujourd'hui le meilleur outil de discussion. L'expérience semble prouver le contraire. Ceci dit, ce sujet sur l'individualisme me fait penser au livre de Louis Dumont, Homo aequalis, qui date de 1977, mais qui reste précieux sur ce sujet. Après avoir étudié le système des castes en Inde dans Homo hierarchicus (1967) Dumont avait voulu étudier les sociétés occidentales contemporaines, caractérisées par le primat de l'économie.

Le monde des castes était typique de ce qu'il appelait des sociétés «holistes» tandis que le monde occidental était caractérisé par une idéologie «individualiste». Je le cite :

« La plupart des sociétés valorisent en premier lieu l'ordre, donc la conformité de chaque élément à son rôle dans l'ensemble, en un mot la société comme un tout ; j'appelle cette orientation générale des valeurs "holisme" [...]. D'autres sociétés, en tous cas la nôtre, valorisent en premier lieu l'être humain individuel : à nos yeux chaque homme est une incarnation de l'humanité toute entière, et comme tel il est égal à tout autre homme, et libre. C'est ce que j'appelle "individualisme"  (p. 12)

Il insistait ensuite sur la nécessité de distinguer deux sens du mot «individu» (p. 17) :

  1. « sujet empirique de la parole, de la pensée, de la volonté, échantillon indivisible de l'espèce humaine, tel qu'on le rencontre dans toutes les sociétés ; (homme particulier, agent humain particulier)»
  2. « être moral indépendant et autonome et ainsi (essentiellement) non social, tel qu'on le rencontre avant tout dans notre idéologie moderne de l'homme et de la société  »

L'individu dans le premier sens existe partout (ce serait pour nous la personne). L'individu dans le second sens est une vue idéologique propre aux sociétés occidentales modernes (il y aurait un troisième sens, l'individu biologique au sens de la TDM, mais ce n'est pas le sujet ici). La naissance historique de l'individu, au sens idéologique, est indissociable de la naissance de l'idéologie économique (c'est-à-dire l'idéologie selon laquelle le domaine économique est un domaine séparé, autonome, et Dumont montrait que la plupart de nos contemporains, même les plus «libéraux», sont de ce point de vue spontanément «marxistes» : ils tendent à penser que l'économie est l'infrastructure qui détermine tout le reste ; ou, pour le dire autrement, cette idée n'est pas propre aux marxistes, elle est plus largement une idée occidentale moderne, libérale). Un des chapitres les plus intéressants du livre de Dumont est celui dans lequel il montre que Marx était fondamentalement individualiste. Tout le monde, à commencer par les libéraux, a tendance à associer Marx au collectivisme donc au contraire de l'individualisme. Mais 1° - le collectivisme n'est pas le holisme et 2° - le socialisme était pour Marx le moyen de parvenir au communisme, c'est-à-dire à « une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous » (définition du communisme dans le Manifeste communiste en 1848). Il n'y a pas plus libéral ou individualiste (au sens idéologique) que cette définition. La différence entre Marx et les libéraux de son temps est qu'il pensait arriver à cette libre association par la voie révolutionnaire, celle de l'abolition des classes, avec une étape intermédiaire de dictature du prolétariat. Le 20e siècle a montré le résultat. Mais Marx reste profondément individualiste. Je cite encore Dumont à son sujet :

« la communauté, la société idéale [pour Marx] est seulement une juxtaposition d’individus libres ; c’est en somme la théorie individualiste de la Révolution française, réalisée cette fois grâce à la suppression des classes et de toute instance transcendant l’individu » (p. 172).

« C’est seulement avec la suppression de la division du travail et la régulation de l’économie par l’association volontaire des individus qu’ils retrouveront une communauté d’intérêts et par conséquent, ipso facto, la communauté humaine » (p. 173).

Dumont fait allusion ici à ce fameux passage de Marx et Engels dans L'Idéologie allemande :

« Dès l’instant où l’on commence à répartir le travail, chacun a une sphère d’activité déterminée et exclusive qu’on lui impose et dont il ne peut s’évader ; il est chasseur, pêcheur, berger ou " critique critique ", et il doit le rester sous peine de perdre les moyens de subsistance – alors que dans la société communiste, où chacun, au lieu d’avoir une sphère d’activités exclusive, peut se former dans la branche qui lui plaît ; c’est la société qui dirige la production générale qui me permet ainsi de faire aujourd’hui ceci, demain cela, de chasser le matin, d’aller à la pêche l’après-midi, de faire l’élevage le soir et de critiquer après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique.»

Pourquoi ce détour ? Parce que je pense que les nouveaux mouvements sociaux, nés souvent sur les campus américain, poussent encore un peu plus loin cette idéologie individualiste. Il ne se réduisent sans doute pas à cela (les mouvements sociaux répondent en général à des motivations diverses que seule l'enquête empirique permet d'identifier). Mais il y a bien de cela en eux. Sauf qu'il ne s'agit plus seulement de libérer les « individus » des classes (instituant) et de la division du travail (institué). Il s'agit aussi de les libérer des déterminismes biologiques (d'où l'importance de la question du genre) pour réaliser enfin le « pur » individu (il y a sans doute aussi dans ce projet une dimension axiologique, mais je laisse ça de côté ici).

Au risque de commettre un hors-sujet qui botterait en touche le propos, l'individuation, telle que l'interrogeait Gilbert Simondon, (L'individuation psychique et collective) peut-elle en apporter quant au décentrement de l'âtre qui émerge immédiatement dès lors qu'on invoque l'individualité du sujet et ses excès sous entendus de l'individualisme ?

Essayons une transposition de l'indivisibilité aux autres plans, pensée à la façon de Simondon  comme une entité toujours en manque d'unité. En correspondance avec l'incomplétude de l'établissement (unité minimale de l'institué), cette question se pose: que faut-il pour que la machine soit constituée ? Non pour instaurer de l'être face au sujet social mais en tant qu'unité minimale, instance de fabrication de la fin ? Une capacité d'analyse par segmentation, c'est on ne peut plus abstrait . Mais en terme de réalisation, et pour accorder de la place à la production, l'unité en cause ne se réalise pas du fait de l'inefficacité technique. Ce qui nous amène à souligner l'importance de la dialectique face à une conception exclusivement structuraliste de l'activité technique... et à faire valoir l'action (instrument) négatrice de la technique (outil).

Amitié

Gilles